Le mariage de la licorne
une caresse innocente, déconcertante. La jeune femme butinait délicatement, s’imprégnait de son odeur mâle, à la fois familière et nouvelle, une odeur de terre qu’assagissait celle du savon domestique. C’était celle de son mari, et elle l’aimait. Elle sentit les mains de Louis lui prendre la taille et il se baissa pour l’embrasser timidement, à peine une caresse d’oiseau-mouche sur une fleur inconnue. Les baisers de Jehanne sentaient le citron.
Sam se matérialisa soudain près du feu central. Il avait enfilé une chemise de femme maculée de taches sombres. Louis regarda Jehanne en fronçant les sourcils. Incrédule, elle dit :
— C’est donc lui qui m’a pris cette chemise de nuit. Il m’en manquait une depuis… depuis l’incendie de la tour.
Elle fixa Louis sans y croire tandis que Sam déclamait, avec emphase :
— Moi, le chevalier Saldebreuil, j’ai croisé le fer contre l’ennemi bardé de plates au péril de ma vie avec seulement, pour toute armure, la chemise de ma douce Aliénor. Or, me voici vaincu, blessé, couvert du sang et des larmes de ma défaite pour avoir relevé votre défi, ma reine. Il me restera l’exquise consolation de trépasser dans votre lingerie.
Il s’inclina sous les applaudissements et retira la chemise. Il exposa son torse nu aux lueurs du feu. Certains durent apercevoir dans son dos les marques laissées deux ans auparavant par le roseau coupant. Il s’avança en direction du couple. Il remit la chemise à Jehanne et lui demanda, tout bas :
— Serai-je donc votre chevalier ?
Avant même de songer à ce qu’elle faisait, Jehanne se leva et passa la chemise tachée par-dessus sa robe d’apparat (141) , sous le regard désapprobateur de Louis, le sourire en coin de Desdémone et de nouveaux applaudissements hésitants. Sam mit un genou en terre et fit le baisemain à Jehanne, après quoi il se releva et se tourna vers Louis.
— Seigneur Baillehache, heureux vainqueur, permettez que votre belle dame se joigne à moi le temps d’un chant, d’un seul, puisque désormais c’est votre voix qui bercera ses nuits.
Les ménestrels s’esclaffèrent. Ils s’installèrent avec leurs instruments et attendirent, souriant à Louis dont le maintien était beaucoup moins roide que d’habitude. Il se passa machinalement l’index sur les lèvres.
— Faites donc, dit-il, magnanime.
Jehanne se jeta à son cou et l’embrassa bruyamment sur la bouche. Des applaudissements enthousiastes crépitèrent et plusieurs en profitèrent pour trinquer encore à la santé du maître.
— Emmène-moi dans ta musique, Sam, dit Jehanne.
Sam chuchota le titre de la pièce à ses comparses et la musique commença. Il ne s’agissait que d’un court refrain en ladino, toujours le même, mais qui allait en accélérant jusqu’à ce que les chanteurs en perdent le fil. C’était une comptine très entraînante dont Jehanne connaissait les paroles, mais non la signification. Ils chantèrent ensemble. Plusieurs pieds commencèrent à suivre le rythme.
« Rahelica baila
Moxo Nico Canta
Los ratones godros
Eyos dan las palmas (142) . »
Louis se redressa et observa les deux chanteurs avec attention. Sa main suivait distraitement la cadence sur la longière* froissée. Il étudia comment leurs regards s’agrippaient l’un à l’autre avec toute la ferveur d’un adieu. C’était comme si Sam était monté à bord d’une nef invisible alors qu’elle demeurait sur le quai.
Louis vida son hanap d’un trait et se leva. Personne ne remarqua qu’il s’en allait calmement vers la maison d’un bon pas, tout occupé que l’on était à battre la mesure.
Son espoir de se retrouver seul fut rapidement déçu, car Blandine était à la cuisine en train de parer des légumes pour le potage du lendemain.
— Avez-vous besoin de quelque chose, maître ?
— Non.
Il allait battre en retraite, mais fut intercepté à la porte par le père Lionel.
— Ah, vous voilà. Seriez-vous contrarié ?
— Non. Je m’en venais pisser. Y a-t-il autre chose que vous voudriez savoir ?
— Bravo. Jamais je n’ai vu pareille maîtrise de soi. C’est à la fois admirable et très utile. Vraiment. Mais gare à vous : c’est aussi une prison.
— Je ne comprends pas.
— Oh, je crois que si, vous comprenez. Vous ne toucherez pas à Samuel ce soir. N’ayez crainte. Demain, il sera parti.
Lionel leva l’index et ses yeux sombres, sans avertissement,
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