Le mariage de la licorne
était celui de la dérision.
— Si nous l’invitions à se joindre à nous ? Il pourrait jouer le rôle du méchant.
— On n’a pas besoin d’un méchant.
— C’est faux. Tu te plaignais que tu en avais assez de faire jouer nos personnages manquants par les chats.
— Seulement parce que le Rayé n’arrête pas de se sauver quand j’en suis à le passer par le fil de l’épée.
— Tu sais bien que c’est parce qu’il a peur du bâton.
— De toute façon, les adultes ne jouent jamais avec nous.
Buté, Sam ne se soucia pas du sabot qu’il venait de perdre dans le foin au-dessous de lui à force de trop secouer les jambes. La chatte détala. Ils demeurèrent silencieux un moment, puis Jehanne dit :
— As-tu remarqué sa grande épée ? S’il acceptait de jouer avec nous, tu pourrais peut-être apprendre avec lui le métier des armes. Pour de vrai.
Le garçon, songeur, se mit à flatter du plat de la main la poche dégonflée de sa cornemuse. Il n’ignorait pas que certains hommes, issus de la roture, recevaient parfois les éperons après s’être démarqués par une quelconque action d’éclat. C’était peut-être cela qui lui était arrivé, à lui.
Jehanne récupéra une nouvelle fois le chaton rayé qui s’était mis à miauler. Le gamin finit par demander, d’une voix hésitante :
— Tu crois qu’il me laisserait monter son coursier ?
Même le souper n’eut pas son allure habituelle. Le joyeux fouillis de conversations entretenues par sept personnes et l’assortiment de victuailles posées pêle-mêle sur la table étaient remplacés par un silence de chapelle, et seul leur hôte était assis au bout de la table, sur une chaise à haut dossier que Jehanne n’avait jamais vue auparavant. Les cheveux de Louis étaient humides et il avait passé un habit de coutil noir impeccable, réplique exacte du précédent, qui avait dû voyager à l’abri dans l’un de ses sacs de selle. Il était rasé de frais et vraisemblablement baigné. Il se leva pour saluer Jehanne, dont la mise s’était déjà un peu flétrie. Elle alla se laver les mains à l’aide d’un broc qui avait été posé à cette fin sur une tablette. Une fois que l’enfant se fut assise, il fit de même. Leur gêne réciproque s’amplifia, nourrie par une ambiance que les domestiques invisibles avaient cherché à rendre trop guindée. Cela jurait avec l’hospitalité toute simple à laquelle tout le monde s’était habitué dans la chaleureuse quiétude de la grande pièce.
Si Louis se sentait un peu à l’étroit dans son nouveau rôle de maître de maison, il n’en laissait rien voir. Après tout, ce titre n’allait réellement lui appartenir qu’après le mariage. Or, il ne pouvait en être question avant plusieurs années, ce dont il était d’ailleurs fort soulagé. L’union allait être précédée de longues fiançailles avec cette enfant devant qui il n’arrivait pas à éprouver autre chose qu’un profond malaise. Il ne se sentait pas fait pour le mariage.
— Notre chère est modeste, maître, mais nous avons au moins de quoi passer l’hiver, dit Margot tandis qu’Hubert, l’ancien jardinier qui faisait office de majordome, apportait un cruchon de vin clairet, un pot de haricots aux oignons sauvages et un plat de volaille en sauce.
— Cela me convient, dit Louis.
Il entreprit de manger sans ajouter un mot. Il était davantage habitué à la table paysanne, qui se caractérisait par des potées, des ragoûts, une forte domination des légumes, des féculents, des céréales et un peu de viande, plutôt qu’aux raffinements des banquets où abondaient viandes rôties, fruits et arômes d’Orient.
Louis s’empara d’un quignon de pain qu’il eut de la difficulté à rompre et en porta un peu à sa bouche. Son expression se figea à peine et il continua à mâcher longuement avant de parvenir à l’avaler. C’était râpeux comme du bran de scie. Il s’éclaircit la gorge avec du vin avant de lever les yeux vers Jehanne, qui lui sourit. Il se passa la langue sur les lèvres et repiqua du nez vers son plat. La fillette se pencha en avant et jeta un coup d’œil inquiet vers la cuisine avant de chuchoter, en se forçant la voix :
— Venez-vous d’une abbaye, vous aussi, maître ?
— J’y ai passé un certain temps, oui.
— Moi, j’y suis restée très, très longtemps. Là-bas non plus, on n’avait pas le droit de parler pendant les repas. Ici, il
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