Le mariage de la licorne
n’y a pas beaucoup de règles. Je préfère cela, dans un sens, même si mes anciens amis me manquent énormément. Ici, on peut bavarder tant qu’on veut à table et il y a Sam et des animaux et la tour et… et vous, maintenant. Margot m’a dit que c’était à vous « d’établir les nouvelles règles », comme elle a dit.
Elle se pencha en avant et chuchota assez fort pour qu’il pût entendre :
— Je vous en prie, n’en établissez pas trop, d’accord ?
Le paisible Hubert toussota pour camoufler son envie de rire. Il se hâta de replacer sa serviette sur son bras et réassura sa posture rigide.
— J’essaierai, dit Louis en tendant la main vers la bouteille de clairet.
Hubert s’avança. Louis le laissa servir, malgré l’héroïque descente d’une nouvelle bouchée de pain qui commençait à l’étouffer. Jehanne dit :
— Une fois, j’ai perdu une dent de lait dans le pain. Ce n’était pas trop grave, puisqu’elle branlait. Ça a fait « crac » et j’ai un peu saigné dedans. Ça m’a fait très peur.
— Qui fait le pain ici ?
— Mais… personne. Nous l’achetons au village voisin, lorsque parfois quelqu’un de la maison doit s’y rendre.
Jehanne fut inquiète de voir Louis froncer les sourcils.
— C’est inadmissible, dit-il. Il y a autour de nous une abondance de blé qui bientôt se mettra à pourrir sur pied.
— Nous n’en avons pas besoin, puisqu’il y a la chasse et tout plein de noix. C’est plus facile, dit Jehanne.
Louis tourna la tête vers Hubert.
— Fais venir les autres.
— Oh ! Cela veut dire que nous pouvons tous souper et bavarder ensemble, comme avant ? demanda Jehanne.
Nul n’eût pu dire si telle avait été l’intention de Louis au départ, mais il répondit :
— Je n’y vois pas d’inconvénient.
Jehanne le remercia d’un sourire radieux. Il n’y avait là rien d’anormal pour lui, de toute façon, et il fut satisfait de voir que cet arrangement plaisait fort à l’enfant.
Une fois que tout le monde eut pris place à table, sauf Sam qui n’était pas là et Aedan qui affichait ouvertement son hostilité en demeurant debout, Louis dit :
— J’aurai besoin de vérifier les provisions que vous avez amassées pour l’hiver. Je veux de quoi qui nous tienne au corps.
— Nous avons abondance de châtaignes, de noix et de venaison.
— Bien. Mais c’est loin de suffire.
Louis prit le quignon de pain et le leur montra en disant :
— Ne vous avisez plus de me présenter du pain aussi médiocre. C’est une dépense doublement honteuse et j’ai idée que nous ne pouvons nous la permettre. Dès demain matin, nous allons tous nous mettre au travail au champ.
Les sourcils d’Aedan réagirent à cette annonce comme deux petites chenilles inquiètes.
— C’est une blague, j’espère ? demanda-t-il.
— Au contraire, je suis très sérieux.
Louis n’était pas sans connaître la raison de cette réticence. Le blé trop mûr était très difficile à récolter ; sous le tranchant des faucilles, les grains tombaient pour aller se perdre dans le chaume que l’on récupérait d’ailleurs par bottes isolées pour les modestes besoins de la ferme, laquelle n’avait possédé jusque-là qu’une haridelle, un âne et une brebis.
— Nous allons broyer ce grain au mortier et faire notre propre farine dès cet automne, en attendant que j’aie fait restaurer le moulin.
Margot jeta un coup d’œil vers la porte à battants de la cuisine, restée ouverte derrière le dos du vieil Aedan, qui ricana.
— Ne devient pas paysan qui veut ! Vous allez nous crever dans ces champs pour rien et vous avec, c’est moi qui vous le dis. La moitié de ce blé est en train de noircir.
Louis tourna la tête dans sa direction.
— La solution est fort simple : le triage. Nous évitons de cueillir de mauvais grains. C’est facile, avec le chaubage*.
— Vous déraisonnez, insista Aedan. Nous allons nous briser l’échine pendant un jour entier pour ramasser de quoi faire un pain gros comme une couille d’Anglesche.
— J’ai déjà fait de pires besognes.
Louis avait déjà expérimenté la technique du chaubage* sans se faire prendre en traversant certains petits champs qu’il avait dévalisés en compagnie de Desdémone.
L’expression condescendante du vieillard se cassa. Il considéra Louis, ou plus exactement ses mains, avec plus d’attention : leurs callosités n’étaient pas sans
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