Le mariage de la licorne
que toi quand j’ai quitté l’Écosse.
— Vieux lèche-bottes, marmonna Thierry à Hubert. Ce que peuvent faire une demi-douzaine de beignets avec les principes d’un homme…
— Ça s’apprend, dit Louis. Tout comme moi j’apprendrai de vous comment cultiver la terre.
Il fallait se rendre à l’évidence qu’en moins de deux semaines, bien des choses avaient changé au domaine. Hubert lui-même devait découvrir, après réflexion, qu’il possédait juste assez de sens des affaires pour trouver l’idée du moulin attrayante. Thierry se trompait en croyant que Louis s’était acquis une certaine admiration de l’Escot grâce à ses seuls beignets, des pâtisseries qu’il avait lui-même confectionnées à la cuisine, au grand étonnement de toute la maisonnée. On eût dit que le métayer savait être partout en même temps. Cela avait commencé par la laborieuse récolte du blé.
— Des ordres comme ça, avait bougonné Aedan, c’est facile à donner, mais surveillez bien comment ce hobereau* parasite va trouver moyen de se défiler demain matin, lorsque le moment sera venu de réaliser son beau projet. Il va nous laisser tout le boulot sur les bras.
Le soir venu, Aedan, bon enfant, avait ravalé ses propos peu élogieux et ils étaient rentrés ensemble, fourbus mais très contents d’eux-mêmes.
Ensuite, il y avait eu sa malle que Louis s’était mis en tête de monter sans aide à l’étage pour ne pas déranger les autres dans leur travail. C’était un coffre solide, ceint de fer et renforcé par des coins également métalliques aux angles. Et il était plein. Jehanne l’avait regardé s’éreinter dans l’escalier. Elle en était venue à la conclusion qu’il était capable de tout faire. Louis était même parvenu à gagner l’estime du rébarbatif Toinot, qui avait dû convenir qu’il n’allait plus oser tabasser Louis comme il l’avait fait durant son bref emprisonnement.
Grâce à ses dernières économies, Louis avait pu revenir avec une pleine charretée de navets. Cela avait bien fait rire Aedan. Une fois les légumes tranchés et mis à cuire, l’industrieux métayer en avait fait une soupe nourrissante, épaissie avec de la farine de marrons broyés. Dès qu’il le pouvait, il achetait à bon prix un peu de poisson marin, selon ses disponibilités : hareng, carrelet, merlan, morue, cabillaud ou turbot, ce poisson plat et rond qui avait l’air si maladroit. Louis passait des heures interminables dans les sous-bois dégarnis à fouiller sous les feuilles mortes avec sa canne pour dénicher quelque écureuil ou hérisson en début d’hibernation qui allait pouvoir être apprêté en pâté ou en sauce. Margot devait plonger les hérissons en eau chaude avant de les préparer, car ils avaient tendance à se courber. Leur viande était presque la seule qui pouvait se consommer crue. Louis chassait ces petites bêtes à la fronde ou à la pique et conservait ses flèches pour les oiseaux ou le gros gibier, s’il avait la chance d’en trouver. À la belle saison, la forêt devait regorger de volatiles de tout acabit. Le lièvre était la consolation du chasseur qui était encore bredouille au milieu de l’après-midi. Le ruisseau devait déjà avoir rangé sa panoplie de bijoux – brochets, barbeaux, grands esturgeons et anguilles qui zébraient habituellement ses eaux peu profondes. La venue de la saison maigre n’avait pas empêché Louis de dénicher quelques soles et des écrevisses. Il avait même trouvé une raie et il avait pris soin de ne pas montrer sa grosse tortue aux enfants. Enfin, il avait ramené, en même temps que ses meules, de quoi démarrer une petite basse-cour ; il avait prélevé de son propre poulailler de Caen deux jeunes oies et quelques poules couveuses, mais il avait dû acheter coq et jars au marché. Bientôt, ils allaient pouvoir se régaler d’œufs et de volaille. Il contribuait au garde-manger en rapportant sa part de volatiles tardifs, surtout des perdrix, des pigeons et des tourterelles, en attendant l’abondance estivale promise par la forêt et les marécages environnants. Il rapportait également des noix – même si ce travail était traditionnellement dévolu aux femmes et aux enfants – et il ne quittait jamais la maison pour aller en forêt ou en ville sans une nacelle de cuir servant à la pêche. Il avait commencé à ramener de la ville quelques épices et condiments abordables, ainsi que des salaisons
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