Le marquis des Éperviers
railla monsieur Davignon, car, lorsqu’il sera insomniaque comme moi, il aura toute la nuit pour noter ses idées à mesure qu’elles lui viendront.
– Monsieur de Gironde, reprit le duc, je vais vous faire rattraper un peu du temps que vous avez volé à ces bons Thésut. Je dois aller à la Bibliothèque Royale vérifier deux ou trois points de généalogie… Je vous dépose au Palais-Royal.
Le carrosse à housse du duc de Saint-Simon, lorsqu’on le comparait à celui d’un bourgeois, était comme un manteau de cérémonie de l’ordre du Saint-Esprit jeté au même portemanteau que l’habit de drap d’un notaire. Décoré au-dehors de panneaux délicatement peints et de bronzes dorés, il était aménagé pour le confort des longues courses, tendu à l’intérieur de tabis et pourvu d’une petite écritoire rabattable. Deux poêles à grille de cuivre, dans lesquels se consumaient des charbons odoriférants, y répandaient une bienfaisante chaleur.
Victor, son maroquin sur les genoux, s’était laissé glisser avec un mouvement de délectation ravie sur les moelleux coussins de plumes à houppes de fil d’argent. Oublieux des sermons de son père sur la modestie, il parut un moment grisé par le contact du luxe et de l’opulence.
– Alors, mon jeune ami ! lui lança cavalièrement le duc après avoir commandé son chemin, vous faites-vous à votre nouvelle vie et en particulier à la fertile extravagance des Thésut ?
– Je loue Dieu tous les jours de m’avoir mis entre leurs mains. Je ne pouvais trouver de maîtres plus attentionnés et indulgents.
– Je vous ai aperçu à l’Opéra, reprit le duc, vous étiez au milieu d’un essaim de brillante jeunesse… Diane de Solsac, Jean-Hercule de Mériadec, des jeunes gens qui ont reçu en naissant le charme, la grâce, l’esprit. Vous êtes bien avisé d’avoir su déjà vous en faire des alliés…
Victor sourit modestement avant de paraître d’un coup songeur : il brûlait d’interroger le duc sur Vendôme mais il ne voyait pas par quelle voie y venir.
Il se lança d’un coup, de la manière la plus lourde et la plus maladroite qu’il fût, coupant la parole à son hôte et sautant à pieds joints dans le plus épais mensonge.
– Je vous ai aperçu, moi aussi, à Tancrède … Vous vous trouviez au parterre lorsque s’est produite cette grosse bousculade… Vous étiez, je crois, aux côtés du duc de Vendôme.
– Vous devez confondre, répondit Saint-Simon, j’ai pour habitude de ne jamais quitter la première galerie. Je me méfie des voleurs qui se glissent dans la foule et, pour tout vous avouer, je trouve qu’on voit bien mieux son monde du haut que du bas.
– Excusez-moi ! bredouilla Victor, je pensais vraiment vous avoir vu vous entretenir avec celui que je viens de nommer.
– Vous savez, pour m’avoir entendu discourir sur ce personnage chez votre oncle, reprit Saint-Simon, qu’il est de ceux dont j’évite la compagnie.
Il s’arrêta brusquement, sans pouvoir réprimer un sourire.
– Mais que cherchez-vous à me faire dire à son propos ?
Victor, honteux de voir sa curiosité découverte, ne trouva carrément plus ses mots. Le duc, rendu à l’état d’hilarité, mit fin à sa confusion d’une tape familière appliquée sur le bras.
– Fiez-vous à moi pour le jabotage ! je n’ai pas trente ans mais j’extorque des confidences depuis que j’ai sucé mon premier lait… Je suis plus intarissable sur Vendôme que Dante ne l’était sur l’horreur de l’Enfer. Que voulez-vous savoir ?
Victor, les joues en feu, ne prit qu’une seconde pour ordonner ses idées. Il venait de s’apercevoir qu’on franchissait la Seine et il voyait le temps restant aux confidences s’effilocher à chaque tour de roue.
– De tous côtés, dit-il, on me parle de lui avec crainte. Les compliments sont rares, les critiques implacables… L’un de mes amis doit bientôt avoir à faire à lui dans un procès. Je voudrais savoir à quoi il doit s’attendre…
– Au pire ! s’exclama Saint-Simon dans un frémissement de toute sa perruque, cet homme ne se recommande par rien. Il n’est pas de noirceur ou de crime en France derrière lesquels je ne sois tenté de supposer sa main. Prince il ose se dire par un abus criant et par la plus éhontée des bâtardises. Nul en tout, propre à rien, pourvu par la nature d’une âme frelatée, fainéant jusqu’à pouvoir rester des heures dans sa garde-robe 182 , il ne passe
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