Le médecin d'Ispahan
« Je t'en prie, Mam, veille sur les
petits. Pour moi, ça va, mais aide-moi à jongler avec les cinq balles. »
Puis ils revinrent manger chez le Barbier une oie farcie de raisins secs et
d'oignons. Editha ne resta pas cette nuit-là et, si Rob avait quelquefois
espéré une aide de sa part, il comprit qu'elle ne ferait rien pour lui, pas
plus qu'elle ne comptait dans la vie de son maître.
Le soleil ne
se montrait jamais dans le ciel gris. Malgré ses efforts, Rob n'arrivait à
rien.
« Quel
idiot ! s'écria le Barbier en le voyant manquer ses balles une fois de
plus. Sers-toi seulement de trois balles mais lance-les assez haut, comme tu
ferais avec les cinq, et, quand la troisième sera en l'air, tape dans tes
mains. »
Rob obéit et
réussit en effet à rattraper les trois balles après avoir claqué des mains.
« Tu
comprends ? Au lieu de taper dans tes mains, tu avais le temps de lancer
deux autres balles. »
Mais il eut
beau essayer, tout s'éparpilla, le Barbier jura et Rob se mit à pleurer.
Un matin, le
maître prit un fouet dans la carriole.
« Tu ne
penses pas à ce que tu fais », dit-il.
Rob ne l'avait
jamais vu frapper même le cheval, mais, quand il laissa échapper les balles, le
fouet lui cingla les jambes en sifflant. Il eut mal, hurla et éclata en
sanglots.
« Ramasse
les balles », ordonna le Barbier.
Il obéit,
recommença en vain et la lanière du fouet lui mordit les mollets. Son père
l'avait battu plus d'une fois, mais jamais avec un fouet. Celui-ci, à chaque
nouvelle faute, lui arrachait un cri. Eperdu, tremblant, il avait perdu tout
contrôle de ses muscles. « Je suis un Romain, se dit-il. Quand je serai
grand, je retrouverai cet homme et je le tuerai. »
Le Barbier le
frappa jusqu'à ce que le sang apparaisse sur la culotte neuve. Alors il jeta le
fouet et sortit à grands pas.
Il revint tard
cette nuit-là et se coucha ivre. Le matin, au réveil, son regard était calme
mais il se mordit les lèvres en voyant les jambes de Rob. Il fit chauffer de
l'eau, les lava, puis apporta un pot de graisse d'ours.
« Frictionne-toi
bien », dit-il.
Rob souffrait
de la perte de tous ses espoirs, plus encore que des balafres et des coups. Le
Barbier consultait ses cartes.
« Je
partirai le Jeudi saint et je t'emmènerai à Bristol. C'est un port très actif,
tu y trouveras peut-être du travail.
– Oui,
Barbier », répondit Rob à voix basse.
Son maître
passa beaucoup de temps à préparer le petit déjeuner : gruau, fromage,
œufs et bacon.
« Mange,
mange, disait-il d'un ton bourru. Je suis désolé, mais j'ai été moi-même un
enfant perdu. Je sais que la vie est dure. »
Les balles
furent laissées de côté et Rob ne s'entraîna plus. Mais, quinze jours avant le
départ, on le faisait encore travailler dur ; il fallut nettoyer à fond le
sol des deux pièces.
Un après-midi,
le soleil reparut comme par magie, la mer devint bleue, scintillante, et l'air
plus doux. Rob comprit pour la première fois qu'on pouvait choisir de vivre là.
Dans les bois, derrière la maison, il cueillit un plein pot de pousses de
fougères qui furent cuites au lard. Avec un peu de morue et quelques têtes de
poisson achetées à un pêcheur, des cubes de porc sautés dans la graisse, un
navet, du lait, un brin de thym, le Barbier mijota une soupe savoureuse, et
chacun se dit à part soi que le temps était proche où Rob n'en aurait plus de
pareille.
En triant les
pommes du tonneau, dont beaucoup étaient pourries, il en choisit trois, fermes
et rondes et se mit à jongler. Hop ! hop ! hop ! Il les
rattrapa, puis les relança et frappa dans ses mains comme il avait appris à le
faire. Alors il en prit deux autres et les lança toutes les cinq, mais elles e
dispersèrent et retombèrent non sans se taler au contact du sol. Il allait
sûrement être battu pour avoir gâché des fruits. Mais rien ne se passa.
Il reprit cinq
pommes, les lança, échoua, recommença et parcourut toute la pièce, manquant de
souplesse sans doute, mais cette fois les fruits montaient, revenaient dans ses
mains, repartaient comme s'il n'y en avait eu que trois. Hop et hop ! et
hop ! et hop ! « Oh ! Mam ! »
« Barbier ! »
cria-t-il, effrayé de sa propre voix. La porte s'ouvrit. Un instant plus tard,
tout s'effondrait. Le maître se précipitait sur lui, la main levée...
« Je t'ai
vu ! » dit-il, et Rob se retrouva dans des bras chaleureux qui
valaient
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