Le médecin d'Ispahan
tête.
« Quand
j'étais en apprentissage, j'ai vu tuer mon maître accusé à tort de
sorcellerie. »
Rob le
dévisagea, trop effrayé pour poser des questions.
« Plusieurs
fois, des patients sont morts pendant que je les examinais : à Durham, c'était
une vieille femme. J'étais persuadé qu'une cour ecclésiastique ordonnerait un
jugement par immersion ou l'épreuve de la barre de fer chauffée à blanc. On m'a
laissé quitter la ville après un interrogatoire serré, un jeûne et des aumônes.
Une autre fois, à Eddisbury, un homme est mort derrière mon rideau ; un
jeune, apparemment bien portant. On aurait pu m'accuser mais j'ai eu de la
chance : personne ne m'a poursuivi.
– Vous croyez
que je suis possédé du diable ? demanda Rob qui avait retrouvé la voix. Ça
l'avait torturé tout l'après-midi.
« Ne dis
pas de bêtises, je sais que tu ne l'es pas. Les parents meurent, les vieux
aussi, c'est naturel, dit-il en finissant l'hydromel dont il avait rempli la
corne saxonne. Tu es sûr d'avoir senti quelque chose ?
– Oui,
Barbier.
– C'est pas
une erreur, une imagination de gamin ? »
Rob secoua la
tête, obstinément.
« Moi je
dis que tout ça c'est des idées ! Assez sur ce sujet, allons nous
reposer. »
Ils ne
dormirent ni l'un ni l'autre. Le Barbier finit par se lever, ouvrit un nouveau
flacon et vint s'asseoir sur ses talons à côté de Rob.
« Supposons,
dit-il avant de boire une gorgée, supposons que tous les habitants de la
terre soient nés sans yeux et que, toi, tu en aies.
– Alors, je
pourrais voir ce que personne ne verrait.
– Oui. Ou
supposons que nous n'ayons pas d'oreilles, mais que tu en aies ? En somme,
que Dieu, la nature, ou ce que tu voudras, t'ait fait un don spécial. Suppose que tu puisses dire quand quelqu'un va mourir ? »
Rob restait
silencieux. De nouveau il avait peur.
« Ce sont
des bêtises, nous le savons tous les deux, dit le Barbier, ce n'est que ton
imagination, d'accord. Mais supposons seulement... »
Il se remit à
boire d'un air pensif et les dernières lueurs du feu firent briller ses yeux
pleins d'espoir.
« Ce
serait un péché de ne pas exercer un tel don », dit-il enfin.
A Chipping
Norton, ils préparèrent une nouvelle cuvée de Spécifique.
« Après
ma mort, quand saint Pierre me demandera : " Comment as-tu gagné
ton pain ? " je ne dirai pas, comme d'autres :
" J'ai été fermier ou cordonnier. " Moi, je dirai, fit
gaiement l'ancien moine, " Fumum vendidi , J'ai vendu de la
fumée. " »
Pourtant, le
gros homme était bien plus qu'un marchand de douteux remèdes. Derrière son
paravent, il était efficace, souvent délicat. Ce qu'il savait faire, il le
faisait parfaitement et transmettait à Rob une technique sûre et une main
sensible.
A Buckingham,
il lui montra comment arracher une dent. Le client, un obèse qui criait comme
une femmelette, prétendait avoir changé d'avis et répétait :
« Arrêtez ! Arrêtez ! » » Mais la dent devait partir
et ils tinrent bon. Ce fut une excellente leçon.
A Clavering,
le Barbier loua pour une journée l'atelier d'un forgeron et Rob apprit à
fabriquer des instruments en fer. Il lui faudrait une demi-douzaine de séances
chez d'autres forgerons à travers l'Angleterre pour obtenir un résultat
satisfaisant, mais son maître l'autorisa à garder une petite lancette à deux
faces qui fut la première de sa trousse personnelle. Il lui montra aussi quelles
veines il faut inciser pour la saignée, ce qui lui rappela douloureusement les
derniers jours de son père.
Sa voix
devenait grave comme avait été celle du père et il avait des poils sur la
poitrine. Les femmes restaient un mystère. Il en avait pourtant vu plus d'une
toute nue, en vivant auprès du Barbier ! Il aidait de mieux en mieux son
maître et s'habituait à interroger les malades sur leurs fonctions physiques,
bien qu'il n'aimât guère s'introduire dans leur intimité.
« Quand
avez-vous été à la selle ? » ou « Quand attendez-vous vos
règles, »
A la demande
du Barbier, il prenait leurs mains dans les siennes dès qu'ils passaient
derrière le paravent.
« Qu'est-ce
que tu sens dans leurs doigts ?
– Quelquefois
je ne sens rien.
– Mais quand
il y a quelque chose, qu'est-ce que tu ressens ? »
Rob ne
trouvait pas les mots pour le dire. Il avait l'intuition d'une vitalité en face
de lui, comme si, scrutant l'obscurité d'un puits, il avait pu deviner ce
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