Le médecin d'Ispahan
savez-vous ? Elle est trop jeune : elle est née l'été
passé. »
La fille
haussa les épaules. Elle avait raison : Mme Buffington s'arrondit en
quelques semaines. Rob la nourrissait de fins morceaux et s'amusait à choisir,
en se promenant au marché, de quoi améliorer les repas de Binnie et de son fils
de deux ans ; quant à la petite Aldyth, elle prenait encore le sein. Il se
rappelait le bonheur de manger à sa faim après avoir eu longtemps le ventre
vide.
Il entendait
Binnie pleurer toutes les nuits. Il n'était pas là depuis une quinzaine qu'elle
vint dans le noir se glisser dans son lit et le prit dans ses bras minces,
gardant le silence jusqu'au bout. Curieux, il goûta son lait, qu'il trouva sucré.
Puis elle retourna se coucher et ne fit le lendemain aucune allusion à ce qui
s'était passé.
« Comment
est mort ton mari ? demanda-t-il tandis qu'elle servait le gruau matinal.
– Une tempête.
Wulf, mon frère, dit que mon Paul a été emporté par une lame. Il ne savait pas
nager. »
Elle revint
une autre nuit, se serrant contre lui désespérément. Puis le beau-frère, ayant
sans doute trouvé le courage de parler, passa un après-midi ; ensuite,
chaque jour, il apportait des petits cadeaux et jouait avec les enfants :
c'était évidement pour faire sa cour à la mère. Enfin, Binnie annonça qu'ils se
mariaient et l'atmosphère de la maison se détendit.
Par un jour de
blizzard, Rob accoucha Mme Buffington de quatre chatons que Binnie s'offrit à
noyer, mais, dès qu'ils furent sevrés, il les emporta dans un panier et trouva
moyen de les caser en offrant à boire dans les tavernes.
En mars, les
esclaves reprirent leur dur travail dans le port, où l'on recommença à charger
les bateaux. Rob posa aux marins une foule de questions, d'où il conclut qu'il
passerait par Calais.
– C'est
justement là que va mon bateau », dit Wulf et il l'emmena sur les docks
voir le Reine Emma , un vieux rafiot doté d'un seul mât, que les dockers
chargeaient de blocs d'étain provenant de Cornouailles. Le maître d'équipage,
un Gallois taciturne, accepta de transporter Rob pour un prix qui semblait
honnête.
« J'ai un
cheval et une charrette.
– Ça va coûter
cher, dit le capitaine en fronçant sourcils. Les voyageurs préfèrent
quelquefois vendre ici leurs bêtes et leurs voitures et en racheter de l'autre
côté.
Ayant pesé le
pour et le contre, Rob décida d'y mettre le prix ; il pensait travailler
tout en voyageant : la carriole rouge et Cheval faisaient un bon attelage
et il n'était pas sûr d'en retrouver un qui plairait autant.
En avril, le
temps s'adoucit. Le 11, sous les yeux de Binnie en larmes, le Reine Emma leva l'ancre par vent frais et modéré. Wulf et les autres marins hissèrent la
grande voile carrée et, suivant la marée descendante, le bateau lourdement
chargé quitta la Tamise puis longea la côte du Kent pour s'engager dans la
Manche, vent debout. Le rivage verdoyant s'assombrit en s'éloignant,
l'Angleterre ne fut plus qu'une brume bleutée, bientôt absorbée par la mer.
Rob était
malade comme un chien.
« Bon
Dieu ! s’écria Wulf en crachant par-dessus bord avec mépris. On est trop
chargés pour avoir ni tangage ni roulis, le temps est idéal, la mer calme...
Qu'est-ce qui va pas ? »
Penché
au-dessus de l'eau pour ne pas souiller le pont, Rob ne pouvait rien
répondre : il était terrorisé. N'étant jamais allé en mer, il était hanté
par toutes les histoires de noyés, le mari d'Editha Lipton, ses fils, celui de
Binnie... Ces flots huileux, insondables et sans fond, lui semblaient le
repaire de tous les monstres et il regrettait de s'être imprudemment risqué
dans un monde si déroutant. Pour aggraver les choses, le vent forcit, creusant
les vagues. Il attendait la mort, qui le délivrerait enfin, quand Wulf vint lui
proposer du pain et du porc salé. Binnie avait dû lui avouer ses visites
nocturnes et le futur mari se vengeait !
Au bout de
sept heures interminables, une autre brume se leva sur l'horizon et, peu à peu,
on distingua Calais. Occupé à carguer les voiles, Wulf dit un rapide adieu à
Rob qui conduisit Cheval et la charrette sur la terre ferme. Elle lui parut
mouvante comme la mer. Il était peu probable que cette bizarrerie fût propre au
sol français, et en effet, après quelques pas, le voyageur retrouva son aplomb.
Mais où aller et que faire ? Les gens autour de lui parlaient une langue
incompréhensible. Alors
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