Le médecin d'Ispahan
Persan,
maussade, fit une offre dérisoire. « Non, j'en veux un bon prix.
– Alors vous
pouvez la garder... Mais si vous vouliez vendre la jument...
– Je vous en
fais cadeau. »
L'homme,
sourcils froncés, cherchait à deviner le piège.
« Il faut
payer cher la charrette et je donne la jument. »
Il alla pour
la dernière fois frotter les naseaux de Cheval en la remerciant silencieusement
de ses loyaux services.
« Retiens
ceci, dit-il à Ghiz : cette bête est courageuse, mais elle doit être bien
nourrie et bien soignée. Si à mon retour je la trouve en bonne santé, tout ira
bien, sinon... »
Le maître
d'écurie pâlit sous son regard et détourna les yeux.
« Je la
traiterai bien, l'Hébreu, très bien ! »
Cette charrette,
qui avait été son foyer pendant tant d'années, c'était maintenant le dernier
souvenir du Barbier. Il laissa presque tout le chargement – une aubaine pour
Ghiz –, ne prenant que les instruments de chirurgie, ses armes, un assortiment
d'herbes médicinales et quelques autres objets. Il pensait avoir été
raisonnable, mais le lendemain matin, dans les rues obscures, son grand sac de
toile lui parut encore lourd à porter, et quand il arriva, dès l'aube, à la
cale, Lonzano fit la grimace en voyant le volumineux bagage.
On traversa le
détroit sur une sorte de yole, qui n'était guère qu'un tronc creusé, frotté
d'huile, équipé d'une seule paire de rames aux mains d'un gars apathique. De
l'autre côté : Uskudar, une agglomération de huttes le long du front de
mer, avec toutes sortes de bateaux au mouillage. Rob, consterné, apprit qu'il y
avait une heure de marche d'ici la crique où ils embarqueraient. Il remit donc
le sac à l'épaule et suivit les autres.
« Zevi
m'a raconté ce qui était arrivé avec le Normand. Il faut te maîtriser, sinon tu
nous mets en danger.
– Oui, Reb
Lonzano. »
Il finit par
poser son ballot avec un soupir.
« Ça ne
va pas, Inghiliz ? »
La sueur lui
coulait dans les yeux. Il secoua la tête, et rechargea le sac sur son épaule
douloureuse. Puis, repensant à Zevi, il sourit.
« C'est
dur d'être juif », dit-il.
Dans une
crique déserte, il découvrit enfin un bateau trapu, avec un mât et trois
voiles, une grande et deux petites. Ilias, le capitaine, était un Grec
brèche-dent, blond, au sourire éclatant dans un visage bruni par le soleil. Rob
le jugea malavisé en affaires car il avait déjà à son bord neuf épouvantails au
crâne rasé, sans cils ni sourcils.
« Des
derviches, grommela Lonzano. Des moines mendiants musulmans. »
Ils étaient
vêtus de loques crasseuses. Un gobelet pendait à la corde qui leur servait de
ceinture. Chacun portait au front un cercle noir, comme un cal : la zabiba ,
marque des musulmans pieux qui pressent cinq fois par jour leur front contre le
sol. L'un d'eux, le chef peut-être, salua, les mains sur sa poitrine.
« Salaam .
– Salaam
aleikhem », dit Lonzano en lui rendant son salut.
Ils montèrent
sur le bateau par une échelle de corde, avec l'aide de l'équipage, deux jeunes
garçons en pagne. Il n'y avait pas de pont et la cargaison de bois, de sel et
de poix laissait peu de place aux passagers, qui se trouvèrent serrés comme des
harengs. Aussitôt levé les deux ancres, les derviches se mirent à brailler.
Leur chef, Dedeh, lançait vers le ciel un « Allah Ek-beeer »
qui semblait planer sur la mer, et les autres répondaient en chœur :
« La ilah illallah ! »
Le bateau
s'éloigna de la rive, déploya au vent ses voiles claquantes et mit le camp sur
l'est, à une allure régulière.
Rob était
coincé entre Reb Lonzano et un derviche maigrichon qui lui sourit et, sortant
d'un sac quatre vieux morceaux de pain, les distribua aux Juifs.
« Remercie-le
pour moi, dit Rob à Lonzano, je n'en veux pas.
– Il faut
accepter, sinon c'est une offense.
– C'est un
excellent pain, on le fait avec une farine spéciale », expliquait en
persan le jeune religieux, les regardant manger ce qui avait le goût d'un
concentré de sueur.
Puis il ferma
les yeux, s'endormit et ronfla. Rob y vit une preuve de sagesse car ce voyage
était mortellement ennuyeux. Pourtant, les sujets de réflexion ne manquaient
pas. Pourquoi longeait-on la côte de si près ?
« Ils ne
peuvent pas nous rattraper dans ces eaux peu profondes, dit Ilias en montrant
au loin de petits nuages blancs, qui étaient les larges voiles d'un navire. Des
pirates, continua le
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