le monde à peu près
geignard de service ne se transforme en un monstre de
compassion – et la vérité est ailleurs, bien sûr –, il vous faut
longtemps endurer les sarcasmes des prétendus durs à cuire qui confondent cœur
sec et maîtrise des sentiments et qui pour rien au monde, en panne de chagrin,
ne se laisseraient transfuser.
Or en ce domaine ma réputation était établie. Juste un
exemple, l’année précédente, à une époque où il n’y avait pas encore péril en
la demeure, puisque la maisonnée comptait à ce moment tous ses membres.
La distribution du courrier avait lieu au cours du déjeuner,
généralement au moment du dessert, et, toutes les enveloppes étant ouvertes, il
était prudent d’en avertir au préalable ses correspondants, lesquels, bien que
ne risquant rien pour eux-mêmes, pouvaient par un écart de langage vous mettre
en situation délicate. Quant aux lettres envoyées, elles étaient bien entendu
disséquées, analysées et éventuellement commentées avec l’épistolier si
celui-ci, tout en reconnaissant l’extraordinaire qualité de la nourriture,
avait émis entre les lignes quelques réserves sur la succulence de, mettons,
l’omelette aux nouilles. Convoqué dans le bureau du censeur lequel, ladite
lettre en main, lui lisait le passage incriminé, il devait s’expliquer
longuement sur ses prétentions de critique gastronomique aux conséquences
néfastes pour la bonne image de Saint-Cosmes, haut lieu du bien-vivre comme le
prouvait son incomparable implantation en bordure de mer. Tout le monde nous
envie, et Monsieur fait la fine bouche, Monsieur verrait-il un inconvénient à
recopier trois mille fois la recette de l’omelette aux nouilles, et à
recommencer car il aura oublié le sel ? Gyf (car nous devions tous les
lundis soirs expédier notre bulletin scolaire), comme il n’avait pas
véritablement de correspondant, prenait ce biais pour tenir une sorte de cahier
indirect de doléances à l’attention des autorités. Il avait ainsi raconté dans
une de ses lettres que le plus dur n’était pas les longues stations à genoux
que lui imposait le surveillant du dortoir, mais le fait que ce dernier, dont
il partageait le temps de sa pénitence l’intimité, hésitât de longs jours
d’affilée à renouveler ses chaussettes. Ce qui était notoire. Hasard ou
remontrance des autorités, l’ultra-sensible de la voûte plantaire fit par la
suite un effort.
La lettre n’annonçait rien de grave pourtant. La tante
Marie, notre vieille tante Marie brutalement congédiée de son école des sœurs
où elle enseignait depuis cinquante ans et qui se morfondait depuis quelques
mois dans sa petite maison, venait en tombant de se casser un bras. Un bras
cassé, ce n’est pas le bout du monde : on le plâtre, après quoi tout le
monde signe dessus, et quarante jours plus tard le tour est joué. Même si pour
les signatures on ne peut en être sûr, la vieille institutrice retraitée ayant
sans doute passé l’âge, mais une fois la fracture ressoudée elle reprenait
bientôt ses travaux d’écriture, lesquels consistaient principalement à recopier
des prières pour faire fructifier son capital déjà conséquent de jours
d’indulgence. La nouvelle n’avait donc rien de cataclysmique, n’était
vraisemblablement pas même la raison première de cette lettre que le doux Juju
me tendait en me précisant dans le même temps, histoire sans doute de me
rassurer, qu’elle ne contenait rien de grave. Lui-même avait eu à subir
semblable désagrément quelques années plus tôt et il s’en était très bien
remis. D’ailleurs, démonstration à l’appui, il jouait de son bras comme d’une
pompe à eau. Où l’on comprend qu’ouvrir le courrier d’autrui est un exercice
délicat qui réclame dans certaines circonstances infiniment de tact.
Pourtant, même ainsi préparé, il se trouve que vous ne
pouvez rien contre cette Téthys de larmes toujours à l’affût derrière les
paupières et qui prend le moindre prétexte pour déborder. Bientôt mon fromage
blanc était noyé, que convoitaient tristement mes sept compagnons de tablée,
lesquels avaient pris l’habitude de se partager mes assiettes, ce qui fait que
dans les plans de table j’étais parmi les plus demandés.
Au cours de cette première année de collège, rebuté par une
nourriture qui ne ressemblait en rien à la cuisine maternelle, j’avais pris
l’habitude de m’alimenter essentiellement de tartines beurrées
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