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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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exemple, mais enfin pour l’essentiel je ne risquais pas d’être
pris en défaut, et puis quel correcteur par un verdict assassin prendrait sur
sa responsabilité de surajouter du malheur au malheur ?
    Les copies défilaient, les notes décroissaient et le nombre
des postulants à la dernière place se réduisait. Bientôt celui qui se tenait au
centre de la classe tendait à bout de bras l’ultime devoir qu’il agitait sur
l’air de vous n’avez rien vu, c’est-à-dire quelque chose comme le pompon, le
clou, le genre il faut le voir pour le croire – et j’étais désormais
le seul à n’être pas servi. La sentence allait tomber, et avec elle les pires
outrages. Cette feuille agitée comme sous le coup d’un grand vent d’orage
allait s’abattre dans une envolée de noms d’oiseaux.
    On annonçait que cette dernière place était une grande première,
que diriez-vous d’être lanterne rouge ? Ça ne vous est jamais arrivé,
n’est-ce pas ? Vous protestez maladroitement en tentant de signifier d’un
hochement de tête que vous avez déjà connu une situation semblable. Ce qui
n’est pas vrai. C’est même tout à fait inhabituel. Simplement, par cette
dénégation, cette banalisation d’un supposé inédit, vous espérez atténuer la
violence du propos, ruiner un peu les effets de manche de l’impitoyable
procureur. Pauvre parade, pauvre répit. Comme si le dernier mot ne lui revenait
pas. Et ne trouvez-vous pas injuste que seuls les premiers aient droit au
podium ? Pourtant un devoir pareil – la feuille au bout du bras
s’agite de plus belle -c’est une manière d’exploit. Eh bien, montez donc
sur la table et faites cocorico. Et il vous prend par la main, vous hisse sur
le banc, et cérémonieusement vous tend une copie lardée dans la marge et entre
les lignes de remarques au crayon rouge, de mots biffés, corrigés, comme autant
de saignées sur le dos de l’animal piqué de banderilles, et vous ne savez pas
ce que vous avez bien pu faire pour mériter un tel acharnement, ravalant à
grand-peine l’inexorable montée des larmes, et tandis que de votre perchoir
vous découvrez par la fenêtre la mer qui bat en contrebas, se déchire sur les
brise-lames, étale ses nappes d’écume sur la plage de galets en marquant la
limite de son avancée par une frise de goémon brun, il vous apparaît que votre
internement est total, que même l’océan vous est hostile qui pourrait en un
acte fraternel submerger Saint-Cosmes, extraire de cette inutile masse liquide
une déferlante puissante qui mettrait brutalement fin à votre calvaire, il vous
apparaît avec stupeur que le monde, comme s’il n’avait rien de mieux à faire,
profite lâchement du départ du grand absent pour liguer toutes ses forces
contre vous, il vous apparaît enfin que vous êtes seul, sans secours.
    Etait-ce en prévision de ce lot d’épreuves à venir ?
J’avais très tôt reçu le don des larmes. Lequel don n’est pas à proprement
parler un cadeau. De quoi avez-vous l’air à sans cesse pleurnicher pour un oui
ou pour un non, une réflexion désobligeante ou une marque d’attention, toujours
un pleur en sentinelle au coin de l’œil, prêt à verser à la moindre
émotion ? A se demander où peuvent bien nicher ces piscines d’eau salée
qui font les paupières gonflées après qu’elles ont débordées, quand on
imaginerait plutôt l’inverse : paupières hydropiques qu’une séance de
larmes permettraient de vider, mais le plus ennuyeux c’est que ces larmes
réactives ne coulent pas toujours à bon escient. Rien de moins
maîtrisable : le cœur ne paraît pas atteint, du moins il ne semble pas
qu’il y ait le feu, et pourtant un système d’autopompes se met de lui-même en
marche. Malgré vous. Et pas moyen, ces larmes, de les ravaler. Ou alors un
temps, en gardant les paupières obstinément ouvertes tandis que vous fixez
l’océan, que vous le maudissez de rester sourd à votre calvaire. Mais vous
savez par expérience qu’au moindre clignement cette lentille d’eau qui tient on
ne sait trop comment contre la pupille, s’affalera sans crier gare, amorçant un
déluge à suivre que vous ne pourrez contrôler, vous rendant encore plus
vulnérable, ce qui vous classe immédiatement, ce signe manifeste de
sensiblerie, parmi les petites natures – classification à haut risque
dans l’univers du collège. Car avant qu’on s’émerveille de votre sensibilité,
avant que le

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