Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
Vom Netzwerk:
la
pleurnicherie. Sur quoi on lui fit remarquer qu’on ne m’avait pas entendu lui
donner officiellement et entre deux reniflements ma part de dessert, et que
donc il devait la répartir équitablement. Peut-être, mais c’était lui qui avait
lu la lettre, ce qui lui donnait des droits. Droits de rien, répondit un
juriste spontané, procédant sur-le-champ à une saisie de l’assiette, tandis que
j’organisais ma défense : bien sûr un bras cassé, ce n’était pas
grand-chose, mais il ne fallait pas oublier l’âge de la victime, soixante-douze
ans, et puis n’oubliez pas que les petits ruisseaux font les grandes rivières
et donc les petits soucis les grands malheurs, ce qui signifiait qu’ils ne
perdaient rien pour attendre. Et moi non plus, d’ailleurs.
    Les événements de fait devaient me donner raison, mais pour
l’heure Gyf, peu décidé à s’en laisser conter, s’emparait à nouveau violemment
de l’assiette, qu’il finissait par emporter après que l’autre jouteur eut lâché
prise, mais sans le fromage blanc, lequel, profitant de cet effet de catapulte,
s’étalait en partie sur ses lunettes, en partie sur le beau costume de
clergyman du doux (quoique un peu moins en la circonstance) Juju, venu à la
rescousse pour séparer les affamés. Sur quoi, comme nous récoltions d’une
privation de dessert de plusieurs jours, tous reconnurent que c’était de ma
faute. Tout n’est pas rose dans la vie d’un saule pleureur.
    Et maintenant, debout sur mon banc, j’aurais bien eu droit
de me laisser aller. Les malheurs, dont le bras cassé de la tante avait été le
funeste présage, s’étaient abattus sur nous en rafales. Car à la mort de notre
père avait succédé celle, trois mois plus tard, de la tante Marie, foudroyée
par le chagrin, s’en prenant pour la première fois de sa vie au Ciel dont elle
avait pourtant accepté en bonne chrétienne les épreuves, confiante dans une
mystérieuse mais bienveillante attention divine à son égard, et donc passe que
deux de ses frères aient été tués à la guerre, que le troisième n’ait pas
survécu à la mort de son épouse, laissant leur garçon de dix-neuf ans à sa
vigilante affection, que sa jeune sœur ait été emportée par la grippe
espagnole, qu’elle-même n’ait eu pour consolation, outre la religion et ses
deux neveux, que la transmission de son savoir d’institutrice à trois
générations de petites filles, passe encore cette existence de quasi-recluse
entre sa petite maison et l’école des sœurs (un tout petit sacrifice comparé à
l’infinie béatitude qu’on pouvait en attendre), mais, avec la mort brutale à
quarante et un ans de son neveu bien-aimé, quelque chose cette fois ne passait
pas. Comme si on avait fait franchir à son esprit la ligne jaune de
l’intolérable au-delà de laquelle le doute distillait son terrible poison. Et
c’est donc une tante Marie à deux doigts du reniement qui sombra – en
quoi il faut peut-être y voir un effet de la Providence afin de sauver notre
bienheureuse avant que sa raison vacillante ne l’entraîne jusqu’au
blasphème – dans un long coma de plusieurs semaines qui trouva son
terme, un dix-neuf mars, jour de la Saint-Joseph, patron éponyme du frère et du
neveu.
    Averti par un appel téléphonique, le doux Juju me convoquait
dans la cour de récréation, et d’un air grave, un œil sur moi, l’autre
s’évertuant à distinguer une mouette tridactyle d’un goéland argenté, il
m’annonçait la mauvaise nouvelle : ta tante est morte. Et puis après un
temps de réflexion, alors que déjà la Téthys gonflait sous mes paupières,
craignant une possible confusion : tu sais laquelle ? Bien sûr que je
savais. Tante Mathilde, tante Lucie, tante Marthe se portant bien, il était
plus logique en somme que la mort ait choisi la vieille institutrice comateuse.
Sur quoi, soulagé, il m’invitait à me retirer dans l’étude, à préparer mes
affaires et à prendre le car pour Random le soir même, n’imaginant pas que
quelques semaines plus tard il aurait à me convoquer à nouveau, cette fois dans
son bureau dont une double porte, la seconde capitonnée, le protégeait des
indiscrétions et l’autorisait à des écarts de voix.
    La répétition étant plutôt un procédé comique, voilà qui
n’arrangeait pas ses affaires. Avoir à redire presque mot pour mot le même aveu
macabre ôtait de la gravité à son effet d’annonce. Aussi expédia-t-il

Weitere Kostenlose Bücher