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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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et de
sucres : douze morceaux et demi dans mon bol de café au lait déjà présucré
du matin, lequel nous était servi dans de grands pots en aluminium fondu, que
nous apportaient sur des chariots à l’armature tubulaire de couleur crème deux
vieilles petites sœurs rabougries et moustachues, empêtrées dans une épaisse
robe noire protégée sur le devant d’un tablier blanc sous lequel pendait un
chapelet. Les petites sœurs se desquamaient sous la coiffe. Il y avait si longtemps
qu’elles ne s’étaient pas promenées tête nue, elles avaient si rigoureusement
fait vœu de pénitence que le cuir chevelu forcément en avait pâti. On nous
expliquait suffisamment qu’une bonne aération était une mesure d’hygiène. A
peine entrée dans la classe, l’autorité se dépêchait d’ouvrir les fenêtres en
lançant : ça sent le fauve ici. (Après quoi les mêmes fauves étaient
traités de larves, veaux ou mollusques, selon l’inspiration du moment, mais
beaucoup plus en rapport avec l’opinion que la même autorité se faisait de sa
ménagerie.) La vie animale sous la coiffe s’apparentait sans doute davantage au
domaine microbien, mais le front, irrité par ce linge blanc raidi par l’amidon
qui faisait aux petites sœurs un haut de crâne à la Boris Karloff, présentait
des signes inquiétants de pelade, et comme des lambeaux de peau non identifiés
traînaient à la surface de notre café au lait, on se demandait toujours si
l’origine en était bien lactée. Les douze sucres et demi s’imposaient.
    Grâce à quoi, ce genre tout de même très particulier
d’exploit, j’étais devenu rapidement célèbre. Tout le Saint-Cosmes incrédule
défilait à l’heure du petit déjeuner (alors que levés à six heures et quart
nous avions déjà supporté une heure d’étude et un passage à la chapelle où nous
marmonnions endormis des espèces de laudes) pour compter les douze sucres et
demi avec moi. Incroyable, inconcevable, imbuvable, j’hypothéquais ma vie, mon
organisme, mon pancréas. On évoquait à mots couverts un suicide dentaire (de
fait, j’y laissai deux molaires noircies jusqu’à la gencive – tu
vois, ma petite fille chérie, le sucre ne vaut rien de bon pour les dents, mais
reprends un bonbon si le cœur t’en dit). Même Gyf y alla de son couplet
délateur : mon café au lait était tellement saturé que la moitié des
sucres ne fondait même pas. Sans doute je les retrouvais apparemment intacts
dans le fond de mon bol, mais comme les objets du Titanic, à peine les
sortez-vous de l’élément liquide qu’ils tombent en miettes. C’est donc à la
petite cuiller que je terminais mon sirop. Mais au fond ce qui intriguait le
plus la foule des saints Thomas, c’était ce demi-sucre, résultat d’une longue
et patiente expérimentation traversée d’essais malencontreux et de repentirs.
Il me fallait donc expliquer en retenant mes larmes que treize, c’était trop,
et douze, encore un peu fade.
    Grâce à quoi encore – ce régime beurre et
sucre – je grandis seulement de quatre centimètres la première année,
quand mes camarades, accumulant les fautes de goût, omelettes aux nouilles et
compotes de pommes en boîte, se haussaient dans le même temps de la tête et des
épaules. Dire aussi qu’ils bénéficiaient d’une portion supplémentaire, la
mienne, qu’avec mon aval ils s’appropriaient, se partageaient, ou jouaient à
pile ou face. C’est bien pourquoi Gyf, prévoyant, qui craignait que ce déluge
de larmes n’engloutît notre fromage blanc, décalait discrètement mon assiette
et, tout en commençant d’y plonger sa cuiller, me prenait, tu permets, la
lettre des mains afin de vérifier à la source quelle tragédie nous valait une
si grande affliction. Il fallait pour le moins que toute ma famille eût été
exterminée. Version qui cadrait mal avec les propos du doux Juju, lesquels, à
moins de penser que la symbolique de son bras articulé renvoyait à une formulation
imagée du style je m’en balance, peu dans son genre, se voulaient plutôt
rassurants.
    Après avoir pris connaissance de la lettre, Gyf fit son
rapport devant la tablée tétanisée et expliqua qu’il n’y avait vraiment pas de
quoi s’alarmer, autrement dit que ça ne cassait pas trois pattes à un canard,
tout juste un bras à une vieille tante et, engloutissant le fromage blanc, que
rien d’autre ne justifiait mon comportement qu’une propension (je traduis) à

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