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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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dont
lui parlait sans cesse son frère, et il cherchait à l’éblouir en lui contant
ses aventures alors qu’ils s’étaient tous deux installés sur un banc public,
n’hésitant pas à en rajouter : l’Afrique, la chaleur, le désert, les
anthropophages, les lions, le trafic d’esclaves, la terre dans les sacs de
café, les belles Abyssiniennes, et elle, ingénue, attentive : pourquoi
n’en faites-vous pas un livre ? je me souviens que mon frère avait recopié
dans un cahier un sonnet sur la pluie dont le premier vers commençait
ainsi : La pluie est une compagne. N’est-ce pas de vous ? Et au
moment où le poète présumé répondait : des rinçures, tout ça n’était que
des rinçures, me sentant rougir, et le frère de la belle noyée s’apercevant de
ma confusion, et au lieu de m’aider regardant sa montre : je ne vais pas
te retarder davantage, puis ajoutant quelque chose comme : quoi qu’il en
soit, maintenant tu sais comment l’histoire se termine, et sur ses mots se
levant, avouant brusquement qu’il n’irait sans doute pas non plus au bout de
ses études de médecine, qu’il avait envie de tout arrêter, de partir, de faire
berger. Quoi ? Berger ? et au lieu de rester sur cette exclamation
stupéfaite vous croyez malin d’ajouter qu’au train où vont les vocations on
manquera bientôt de moutons, ce qui le fait sourire un quart de
seconde – au-delà, c’eût été un exercice de compassion visiblement
au-dessus de ses forces –, juste le temps de se retourner et de poser la
main sur la poignée de la porte.

 
    Et maintenant vous êtes à nouveau seul dans votre chambre
dont la fenêtre composée de deux panneaux coulissants à l’encadrement
d’aluminium donne sur d’autres immeubles semblables, empilement de cellules
toutes identiques à celle-ci, architecture bégayante, ressassant le même pauvre
motif, poème composé du même pitoyable vers mille fois reproduit. Vous vous
demandez après le départ de votre camarade si vous n’êtes pas passé à côté
d’une bonne occasion, qu’au lieu de soupçonner tout un chacun de jouer les
espions il faudrait peut-être s’enfoncer dans le crâne qu’il existe aussi des
gages désintéressés d’amitié, comme de traverser une ville en changeant deux
fois de bus simplement pour venir aux nouvelles, lancer un clair et sonore quoi
de neuf ? et la réponse pourrait être que bien sûr ceci cela mais en
attendant je suis heureux de te voir, et d’ailleurs je comptais bien faire en
sens inverse le même chemin.
    Car c’est, paraît-il, ce qui se fait, sans mystère, sans
arrière-pensées. C’est pourquoi vous vous sentez si démuni de ne pouvoir
accomplir des actes aussi élémentaires, alors que vous enviez ces groupes de
jeunes gens qui se rassemblent, boivent, rient, s’embrassent, voyagent, se
déchirent, se réconcilient. Vous avez beau affecter envers ceux-là le plus
total dédain, des mines supérieures et une incompréhension devant ce genre de
comportements collectifs, vous donneriez beaucoup pour vous joindre à eux, ce
qui à cet âge semble être la norme, au lieu que seul dans votre coin vous
aboutez des phrases, faites rimer des bouts de chanson et, courbé sur le corps
d’un instrument de musique en vogue, rêvez à des lendemains prodigues où vous
vous délecterez comme d’un doux renversement de situation (les derniers seront
les premiers) de votre nom instillé dans le cœur des foules.
    Mais pour l’heure vous en êtes à vous convaincre que ce thé
qu’on vous a refusé, c’est une chance : eût-il été déjà bu, vous étiez
privé de votre unique recours. Cette cérémonie sans manière du thé, c’est, dans
le milieu de votre journée, un quart d’heure de sauvé, d’arraché à la tristesse
et à la solitude, une somme de petits faits qui méthodiquement mis bout à bout
comblent momentanément un sentiment d’ennui qui ne vous lâche pas : l’eau
versée dans la casserole ivoire, choisie pour son format réduit (le plus petit
modèle, celui qui s’emboîte tout en haut d’une série de casseroles empilées),
l’allumette que l’on craque et sur laquelle on souffle délicatement en
l’approchant de ses lèvres après qu’elle a embrasé le brûleur du réchaud, le
chuintement familier du gaz sous pression, la couronne de flammes bleues comme
un petit coussin tenace contre l’envahissement précoce de la nuit d’hiver, le
cliquetis de la casserole cognant contre les

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