le monde à peu près
étriers d’inox, le sachet de thé
en attente dans le déjeuner de porcelaine blanche, de forme droite, serti d’un
liseré corail soulignant le bord supérieur, l’étiquette pendant à l’extérieur
(s’il arrive qu’elle glisse dans la tasse au moment de verser l’eau frémissante
de la casserole, elle déteint rouge et jaune, soit mordoré, à peu près la
couleur du thé, ce qui est préférable à une dilution verte ou bleue, mais afin
d’éviter ce désagrément le plus simple et le plus efficace consiste à enrouler
le fil reliant le sachet à l’étiquette autour de l’anse du déjeuner). Comme ce
rituel perdrait tout son sens sur un coin de table, à la sauvette, car il se
doit d’être souligné, appréhendé avec le plus d’intensité possible, l’espace
central du bureau a été au préalable dégagé, désencombré de ses livres et de
ses papiers, une serviette blanche dépliée en guise de nappe. Chaque geste est
calculé de manière à gagner une poignée de secondes, comme cette façon de
tester du bout des lèvres, sans se précipiter, le nez plongé dans le nuage de
vapeur qui monte de la tasse, la température du thé, puis de le boire à petites
gorgées, non tant pour le plaisir qu’il donne, ce n’est vraiment pas un thé de
grande qualité, mais parce qu’il vous semble ainsi tenir le temps à distance,
son goutte-à-goutte insidieux et son art du vide.
Mais le temps sait se défendre, compressible mais pas trop.
Une espèce de loi de Mariotte appliquée à son écoulement vous empêche d’en user
à votre guise. Vous avez beau faire, étirer au maximum chaque geste de ce rituel,
et même surchauffer votre eau de manière qu’elle mette davantage de temps à
refroidir, au final, dernière gorgée avalée, tasse lavée, il ne s’est jamais
écoulé qu’une quinzaine de minutes, et nous sommes loin encore du repas du
soir. Devant vous s’étire une plage de deux heures que vous ne savez trop
comment occuper, pendant lesquelles vous passerez de votre table au lit, de
l’écriture de trois mots sitôt raturés à l’exécution des mêmes accords de
guitare excédants à force d’être ressassés. Car rien ne dure, l’ennui submerge
tout – et même la rêverie.
Cet espace béni à la frontière de la nuit, qui a adouci vos
années de collège, a perdu son pouvoir de consolation maintenant que le temps
offert à foison et l’absence de contraintes en ont banalisé l’usage. Il vous
est même arrivé de vous rebeller contre les forces de l’imaginaire, comme
Michel-Ange apostrophant son Moïse, de pleurer de rage devant ces futiles
constructions de l’esprit. La solitude n’a pas son pareil pour rendre les
choses vaines.
L’année précédente, la dernière à Saint-Cosmes, profitant
d’une libéralisation du régime (le passage, pour les internes des classes
terminales, du dortoir à la chambre individuelle), vous vous êtes initié
clandestinement à la guitare, comme quatre-vingt-dix pour cent de votre tranche
d’âge (les dix pour cent restants ayant reçu du fait de leur éducation des
cours de piano). Les notes médiocres récoltées pendant l’année savent combien
cette scie musicale, se substituant à l’étude des mathématiques, vous a coûté.
Mais peu en définitive au regard de ce bonheur paradoxal d’être singulier comme
tout le monde, d’échapper à son exil intérieur et de sortir de soi. Ce à quoi
vous aviez un peu goûté autrefois lorsque vos alexandrins ironiques, sortes de
samizdats intrépides moquant les tics des autorités du collège et leurs
travers, circulaient derrière les abattants relevés des bureaux, vous valant
parmi vos pairs un statut particulier de quasi-poète officiel. Mais les vers,
il suffit de compter sur ses doigts, et pas plus loin que douze, les mots
tombent d’eux-mêmes, se bousculent, passent des auditions, vous n’avez que
l’embarras du choix. Finalement, et quoi qu’on dise ici ou là, ce n’est pas la
mer à boire. Tandis que parvenir à sortir un bouquet harmonique de six cordes
métalliques qui vous cisaillent le bout des doigts au point qu’à la longue il
vous pousse de la corne, il y a dans cet acharnement musical sinon de la
grandeur, du moins du mérite. Vous posez l’index sur telle case, telle corde,
et le majeur sur telle autre et telle autre, et l’annulaire, et avec
l’auriculaire vous avez encore la possibilité de quatre ou cinq variations, le
tout au prix de crampes
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