Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
Vom Netzwerk:
l’étude de son instrument, lui qui avait rêvé
de composer un jour, après avoir enseigné à l’une le violoncelle et aux autres
l’alto et le piano, un quatuor dont il eût assuré la partie de violon.
Grand-mère avait remarqué au cours de sa longue vie que souvent les passions et
les talents sautaient une génération et, comme ceux devant qui elle émettait le
fruit de ses réflexions paraissaient du même avis, il fallait donc imaginer un
gène de la musique jouant à saute-mouton par-dessus les trois filles pour
retomber nettement affaibli par ce bond spatio-temporel sur la tête d’un
petit-fils d’Alphonse.
    Ainsi rien ne se perd. Ce concept économe, tout à fait en
phase avec les principes de vie en vigueur dans la famille, était tout de même
à relativiser quand on passait de Mozart à king-kong. Mais enfin, grand-mère
pouvait toujours attribuer cette déperdition aux nouveaux canons de la
modernité. Et après m’avoir entendu, ou du moins avoir aperçu sur une chaise de
la cuisine, bien en évidence, la guitare d’occasion en bois de récupération que
je rendais responsable de mon jeu approximatif, elle décidait que le violon de
grand-père qui n’était pas sorti de sa boîte depuis une dizaine d’années me
revenait naturellement puisqu’il apparaissait que j’avais hérité de ses dons. A
sa décharge, grand-mère n’avait jamais eu l’oreille musicale.
    Toute sa vie elle avait feint de se désintéresser de ce qui
avait été la grande passion de son époux et entre eux une source de
conflit – son acte de rébellion le plus célèbre étant d’avoir brisé
la flûte d’un représentant de commerce qui jouait en duo avec Alphonse au
moment où l’une de ses filles, à l’étage supérieur, accouchait. Elle semblait
pressée de se débarrasser de la totalité des souvenirs musicaux de son défunt
mari, puisqu’en même temps que le violon elle me concédait l’ensemble des
partitions ainsi que ses notes et cahiers, parmi lesquels des cours de fugue et
de contrepoint suivis au conservatoire de Paris lorsque, jeune homme monté à la
capitale exercer au plus haut niveau ses talents de tailleur et peaufiner son
apprentissage, il en avait profité pour étoffer son prix local de violon. Ce
qui revenait, me concernant, à léguer une encyclopédie à un analphabète.
    Si bien que, ne sachant qu’en faire, le violon est resté
longtemps dans sa boîte, une sorte de petit cercueil de bois noir, effilé, de
forme isocèle, aux angles arrondis, couvercle à deux pans surmonté d’une
poignée de cuivre rabattable et fermé sur le côté par une double ferrure.
L’ensemble serait resté en l’état, c’est-à-dire un de ces objets inutiles dont
on n’ose se débarrasser, parce que trop rare ou du moins trop chargé de
souvenirs, sans une ritournelle à la radio, un air de danse celto-berrichon ou
quelque chose de ce genre, vieille rengaine remise au goût du jour, mais qui
apparemment ne devait pas réclamer, son exécution, de longues années de
conservatoire. D’autant que sur la pochette du disque acheté pour la
circonstance (le groupe posant autour d’une charrette de foin tractée par un
cheval, lui-même coiffé d’un chapeau tyrolien), la violoniste (longs cheveux
frisés, corsage blousant, jupe large), perchée debout tout en haut des gerbes,
avait réglé le problème délicat de la tenue classique de l’instrument (coincé
entre le menton et l’épaule, occasionnant, outre un goitre inesthétique, une
douloureuse contraction des tendons du cou ainsi qu’un contact désagréable de
la caisse sur la clavicule – d’où le chiffon amortisseur utilisé par
certains virtuoses) en le posant directement sur son sein. Mais même sans ce
coussinet pratique c’était la démonstration qu’on pouvait tirer quelques sons
de cet instrument sans avoir suivi un enseignement officiel, la règle d’or
consistant simplement à jouer le plus vite possible de manière à n’avoir pas à
s’attarder sur une note, laquelle, sans la vibration imprimée sur la corde par
un doigt parkinsonien, émet alors un long couinement de fausset. Pour le reste,
il est dans les cordes de n’importe qui de jouer approximativement faux.
    Ce à quoi je m’appliquais dans ma chambre de la cité
universitaire, ayant pris soin de fixer une sourdine sur le chevalet,
considérant, avec raison sans doute, que / la laine de nos moutons c’est nous
qui la tondaine / la laine de nos moutons

Weitere Kostenlose Bücher