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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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c’est nous qui la tondons / n’était
peut-être pas du goût de tous mes voisins, lesquels pouvaient préférer Mozart,
par exemple (c’est-à-dire le violon sous le menton), ou encore le silence, qui
sied assez bien aux études, au lieu que je revenais inlassablement à mes
moutons. Bien que m’évertuant à donner un tour guilleret à mes gammes bucoliques,
un aspect dansant, je m’attendais à tous moments à des coups protestataires
frappés contre la cloison ou au plafond, de sorte que, lorsqu’ils furent portés
à ma porte, je crus la dernière heure de mes moutons arrivée, ce qui me
désolait car j’étais loin d’en avoir terminé la tonte.
    Bien sûr, j’aurais dû le reconnaître, en dépit des cheveux
longs et des années passées, ne serait-ce qu’à ce verre de lunettes enfoncé
dans l’orbite, à croire qu’il avait une oreille légèrement en retrait de ce
même côté, décalée juste d’un petit centimètre peut-être, mais, faute de
pouvoir intervenir sur la longueur de la branche (c’était une monture standard
tout âge et sexe confondus), le verre ainsi tiré en arrière se trouvait plaqué
contre l’œil. Et puis cette voix, plus grave évidemment, la mue était passée
par là, mais aux intonations identiques, cet accent des faubourgs qui traîne
sur certaines syllabes, d’autant plus surprenant qu’en fait de faubourg Gyf
n’avait jamais vécu qu’à la campagne, ou peut-être un reste de son passage à
l’orphelinat, la gouaille arrogante des laissés-pour-compte. Mais il ne venait
pas comme le frère de la noyée pour une tentative de réunion des anciens de
Saint-Cosmes, ni même pour protester contre le vacarme, lui, ce qui
l’intéressait, c’était justement le violon. J’avais donc bien fait de ne pas
abuser de la sourdine. D’autant que d’emblée il m’annonçait la raison de sa
visite : il aurait peut-être besoin de mes services. Voilà qui me flattait
mais, passé le moment d’exaltation, à qui voulait-il faire croire une chose
pareille ? Qui pouvait avoir besoin de moi ? J’avais bien raison de
me méfier. Les espions pullulaient dans le coin. Décidément je regrettais moins
d’avoir expédié sans ménagement l’ex-champion du monde de ping-pong. On m’envoyait
maintenant un pseudo-imprésario.
    Sans même attendre une invitation à s’asseoir, il prenait
place sur le lit dans la position du lotus (en fait, en tailleur, mais on
venait de découvrir la route des Indes) et m’engageait à reprendre la tonte de
mes moutons. Ce qui l’intéressait, c’était d’abord de s’assurer que je jouais
bien en mesure. C’était un peu délicat. J’avais beau battre du pied en cadence,
mon pied était solidaire de ma manière de jouer, ce n’est pas lui qui allait
s’amuser à me faire des remarques sur d’éventuelles modifications de rythme. Il
s’adaptait, et comme je n’avais pas d’autre danseur, on pouvait prendre, mon
pied et moi, quelques libertés avec les tempi. Cette audition impromptue
n’était donc pas sans risque.
    Je commençai par coincer le violon sous le menton pour
donner le change et, archet en main, entrepris de dévider mes pelotes de laine
sous le regard attentif de mon juge qui se mit soudain à battre des mains sur
le bord du bureau. Stop. Il me fit tout de suite remarquer, après s’être emmêlé
les doigts, que ça ne collait pas du tout. J’expliquai que pour ce type de
morceau j’avais eu tort en fait de prendre la pose classique, et, calant le
violon au-dessus de ma poitrine, en notant au passage que ce n’était pas sans
raison que tous les violoneux des campagnes procédaient de la sorte, je
réclamai qu’il m’accordât une seconde chance. La laine de nos moutons, c’est
nous qui la tondaine, la laine de nos moutons c’est nous qui la tondons.
L’archet rebondissait sur les cordes, les doigts de la main gauche
rencontraient de temps en temps une note juste et cette fois le percussionniste
parut satisfait. Il se leva et, me faisant signe de poursuivre d’un geste du
bras moulinant dans l’espace, prit une posture avantageuse, cambra la taille et
entama, les mains sur les hanches, quelques pas de danse virevoltants dans la
ruelle entre le lit et la table, le regard portant loin, tout en tapant de
temps en temps le sol du pied, tondons tondons, tournoyant vers la fenêtre,
c’est nous qui la tondaine, revenant en évitant habilement le coin du sommier,
tondons tondons, tapant à nouveau plus

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