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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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fort du pied, lequel pied, une fois dans
la corbeille à papiers, c’est nous qui la tondons, il trouva que c’était assez.
Mais l’essai semblait concluant : c’est dansable, dit-il, en remettant
dans la corbeille les papiers chiffonnés, parmi lesquels je reconnus des
brouillons abondamment raturés de mon Jean-Arthur.
    Il en profita pour me demander si j’avais d’autres morceaux
à mon répertoire. Alors, là, il tombait bien. Sur le modèle des moutons et de
la ritournelle, j’avais composé plusieurs airs qui donnaient l’impression de
venir tout droit d’un melting pot celto-auvergnat, d’authentiques faux sur
lesquels et sur ma lancée je me proposais même, s’il le souhaitait, d’écrire
des paroles non moins garanties d’origine. Mais en fait il ne le souhaitait
pas, il avait juste besoin d’une bande-son pour un petit film en huit
millimètres qu’il venait de tourner. Du coup je comprenais mieux le choix de
ses lunettes : j’avais affaire à un artiste.
    Son film n’avait pas de sujet – et je regrettai
sur-le-champ de m’en être informé –, du moins au sens qu’il ne racontait
pas d’histoire. C’était plutôt une sorte d’allégorie, si je voyais ce qu’il
voulait dire. Je voyais, bien sûr, mais, craignant de mal interpréter sa
pensée, je demandai quelques éclaircissements. Je comprenais que raconter une
histoire fût un symptôme réactionnaire destiné à empêcher les masses de prendre
conscience de leur condition d’exploitées tout en les abreuvant de modèles
contre-révolutionnaires, mais les images, n’y avait-il pas un risque à ce
qu’elles parlent d’elles-mêmes ? Autrement dit – et tout en
étant prêt à reconnaître que le terme d’images n’était peut-être pas adapté à
son type de cinéma –, on y voyait peut-être quelque chose.
Effectivement : une ambiance. Du coup je saisissais mieux le projet de mon
nouvel ami, mais, et c’était, j’en convenais, incorrect d’insister, mais une
ambiance de quoi ? Utilisait-il des acteurs, par exemple ? Avant même
d’attendre sa réponse je me corrigeai : par acteurs je voulais dire
intervenants. Je préfère, dit-il. Je l’avais échappé belle. En fait,
concéda-t-il, la création était d’abord pour lui une occasion de faire la
fête : faire un film ou faire l’amour, c’était la même chose. Il n’était
donc pas question de diriger, au sens fasciste du terme – je me
récriai : jamais je n’avais laissé supposer une chose pareille, ce dont
honnêtement il convint –, mais de permettre à chacun d’exprimer sans fard,
sans retenue, ses propres pulsions créatrices. Ça doit donner un film
intéressant, conclus-je. Intéressant n’était pas le mot (non, bien sûr, mais je
n’avais vraiment pas toute ma tête ce jour-là), d’ailleurs le résultat à ses
yeux n’avait aucune importance : serrer un boulon ou composer une fugue de
Bach, pour lui c’était du pareil au même, seul l’acte comptait, mais de toute
manière il était trop tôt pour le savoir, lui-même ne l’ayant pas encore vu,
son film.
    La démonstration était éclairante, le résultat n’ayant
aucune importance, il ne s’était pas même donné la peine de le visionner. Cet
acte-non-acte participait encore de l’acte créateur. De plus, s’intéresser à
son œuvre entrait dans une logique d’intérêts et donc de profits, doublée d’un
contentement petit-bourgeois de sa personne. J’étais très satisfait,
dialectiquement parlant, de montrer que je commençais à comprendre deux ou
trois choses quand il m’arrêta : il était deux cents pour cent d’accord
avec moi mais il se devait cependant de préciser que, s’il n’avait pas vu son film,
c’était qu’il n’était pas encore développé. Le tirage du négatif coûtait les
yeux de la tête, et en ce moment il était raide. Toutefois il escomptait une
rentrée sous peu : un stock de couverts en argent découverts dans le
grenier de la grand-mère d’une copine qu’il se proposait de vendre aux Puces.
Et la chose une fois réalisée, aurais-je une chance de la voir ? Ça allait
de soi, sinon il ne serait pas là. Mais, avant de m’expliquer mon
rôle – ah bon, j’allais jouer ? –, il me demandait si je
n’aurais pas quelque chose à boire. Rien d’autre que du thé. Mon directeur de
casting grimaça. Il suggéra que nous poussions jusqu’au café du coin (le coin
étant tout de même distant de la cité

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