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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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allez enfin apprendre à
quoi E est égal, on vous appelle sous les drapeaux. Là vous comptez une-deux,
une-deux, ce qui semble fondamental pour la marche (encore que les bébés savent
marcher avant de compter), vous apprenez d’un camarade de chambrée à décapsuler
une bouteille de bière avec les dents, vous emmagasinez un nombre incalculable
d’histoires drôles dont vous entendez bien, sitôt rendu à la vie civile, faire
profiter vos amis, vous sortez en groupe où, comme si vous n’étiez pas déjà
suffisamment remarquables avec vos chaussures orthopédiques, vos uniformes peu
seyants et vos cheveux rasés, vous vous faites encore remarquer en shootant
dans les poubelles, vous enrichissez votre répertoire de chansons plus ou moins
distinguées qu’en permission vous chantez dans les trains, allongés en travers
des couloirs et jusque dans les soufflets, et le grand jour venu, celui de la
libération, vous braillez très fort la quille bordel, en hissant à bout de bras
une quille justement (qui ne se fabrique plus qu’à cet usage – ainsi
il n’y a pas que l’industrie de l’armement qui profite du service militaire)
sans vous rendre compte à quel point vous avez perdu contact avec le monde
civilisé, de sorte que, de retour dans la salle d’études, quand un intervenant
peu sensible à la masse de connaissances accumulées en une année vous demande
au débotté : alors, E est égal à quoi ? pris au dépourvu, fouillant dans
votre mémoire après cette interruption sabbatique, vous lancez sans
conviction : à deux droits ? Et vous recopiez trois cent milliards de
fois, pour vous-même, car à ce niveau on ne sanctionne plus autrement qu’en
vous renvoyant à votre sens des responsabilités : mais que diable suis-je
allé faire dans cette galère ?
    Pour Gyf et quelques autres, qui avaient déjà commencé à
organiser la résistance, une telle remise en cause du statut des sursitaires
n’était pas négociable. Il fallait donc que les forces obscurantistes
reculassent grâce à des actions de masse englobant nos frères travailleurs.
Même si sur ce point Gyf avait eu quelques déconvenues en distribuant des
tracts, à l’aube, à l’entrée des usines Batignolles. Les quolibets goguenards
de nos camarades peu concernés par la réforme (la tendance parmi les plus
jeunes était plutôt à devancer l’appel) l’avaient rassuré sur la persistance de
l’esprit prolétarien, mais il avait moins apprécié quand les milices félonnes
du patronat, représentées par trois ou quatre paires de gros bras, l’avaient
renvoyé sans ménagement à ses études.
    Cet incident lui avait valu d’acquérir une nouvelle paire de
lunettes plus rustique encore que la précédente (qui avait explosé au contact
des pavés), manière, selon lui, de se rapprocher davantage du monde des
exploités, lesquels dans le même temps économisaient pour acquérir des montures
plus chic. Ce qui, cette aspiration à un mieux paraître, troublait Gyf au point
qu’il en arrivait à se demander si la prochaine fois il ne ferait pas
mieux – entendons-nous bien : ceci afin de ne pas perdre contact
avec la masse des opprimés, quitte à épouser leurs désirs
petits-bourgeois – de choisir un modèle plus esthétique. Il comptait
d’ailleurs soulever le problème dans la prochaine réunion de la cellule qu’il
avait lui-même créée, conséquence d’une scission d’avec la mouvance
groupusculaire d’obédience monguiste en raison d’un désaccord profond
concernant le maquillage des militantes. D’obédience quoi, Gyf ? Il
remonta ses lunettes qui se collèrent contre son œil. Ne me dites pas que vous
ne connaissez pas Mong ?
    D’ordinaire, en pareilles circonstances je répondais
résigné : tu penses bien que oui, en sachant pertinemment les conséquences
néfastes, les retours de bâton d’une affirmation mensongère, quand
opportunément Théo déclara qu’elle n’en avait jamais entendu parler. Moi non
plus, dis-je, soulagé et heureux de partager mon ignorance avec la belle.
    Mong était un paysan du royaume de Siam qui au douzième
siècle avait organisé la lutte armée contre un seigneur féodal dont les chiens
avaient dévoré son maigre cheptel. Mais, après le vote à mains levées qui avait
conclu que Mong se serait opposé aux maquillages des militantes, Gyf l’avait
taxé d’archéo-conservatisme et étudiait depuis attentivement l’histoire de la
Brière à la

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