le monde à peu près
Une militante non maquillée proposa d’accepter
la mesure en échange de la création d’universités véritablement populaires où
tout le monde, des femmes de ménage aux éboueurs, pourraient librement étudier,
à tout âge et sans formation préalable, qui la fabrication des confitures, qui
l’éthique spinozienne, qui la théorie de la relativité, qui le macramé, qui la
trente-deuxième d’Euclide. C’était intéressant bien sûr, mais un camarade
mathématicien fit remarquer que, la trente-deuxième d’Euclide étant du niveau
du certificat d’études, il ne voyait pas la nécessité d’une université, même
populaire, pour l’enseigner. Quant aux confitures, il tenait à la disposition
de la militante les recettes de sa grand-mère. Hou, hou, fit l’assemblée.
Silence, camarades. On passa au vote : la proposition fut rejetée. C’est
alors qu’on vit Gyf entreprendre d’approcher la militante non maquillée,
monguiste, sans doute, pour vraisemblablement la convaincre de rejoindre les
aoustiniens.
Maintenant il était temps de passer aux choses sérieuses.
C’était du moins l’avis d’un des animateurs du débat. Une inattention de sa
part, un moment de fatigue, peut-être. Car parler de choses sérieuses à propos
de ce qui allait suivre impliquait que tout ce qui avait été dit auparavant ne
l’était pas. C’était un procédé digne des procès staliniens, protesta
quelqu’un. Bien vu, sauf que celui qui était intervenu en ces termes se vit
immédiatement reprocher un confusionnisme navrant de nature à assimiler la
dictature du prolétariat à une quelconque république totalitaro-bananière.
L’objection reçue, on procéda ensuite à un vote à mains levées pour décider du
remplacement du camarade Roger Lanzac (bien entendu, il ne s’agissait pas du
célèbre présentateur de la célèbre Piste aux Etoiles que nous allions regarder
chez l’oncle Rémi, à l’époque où il était un des rares dans le bourg à avoir un
appareil de télévision), mais cette pique suffit à déstabiliser l’animateur,
qui entreprit sur-le-champ son autocritique. Et c’est notre Gyf qui le
remplaça. Nous étions vraiment fiers, Théo et moi. J’en profitai pour me
rapprocher d’elle davantage, lui sourire, commenter. J’étais touché par le
grand souffle révolutionnaire, j’entrevoyais un avenir radieux, quelque part
entre la Jérusalem céleste et le royaume des anges.
Gyf aborda sans tarder, car la manifestation annoncée allait
bientôt se mettre en marche, la question fondamentale des slogans. Après avoir
résumé la situation, il sonda rapidement l’assemblée, d’où il ressortit que le
mot d’ordre le plus souvent repris était : non à l’armée. C’était sobre,
parlant, nul besoin de faire un dessin. On commençait déjà à se lever quand Gyf
s’empara à nouveau du micro, et sur un ton dramatique : camarades, vous
venez d’un seul coup de condamner la lutte des peuples opprimés qui tentent de
s’affranchir du joug de l’impérialisme. Comment ça ? Qu’est-ce qu’il
racontait ? On était à fond pour les peuples opprimés. Tout peuple opprimé
était le bienvenu. On en manquait presque tellement notre force d’indignation
était inépuisable. On rêvait d’en adopter. Heureux le chanceux qui, profitant
d’un formidable piston – un oncle missionnaire, par exemple –,
se posait comme le représentant d’une tribu du Matto Grosso menacée par les
intérêts d’une puissante multinationale, et dont la survie ne dépendait que de
notre signature au bas d’un tract ronéotypé. On n’était vraiment pas suspect de
collusion avec la clique des affameurs liberticides. Gyf exagérait, et il en
rajoutait : vous faites le jeu de tous les tigres en papier, de tous les
lions en carton-pâte, que deviendraient nos frères vietnamiens – et
nos sœurs, souffla la militante non maquillée – et nos sœurs,
renchérit Gyf soucieux de gonfler les rangs des aoustiniens, si condamnant
toute armée, vous vous opposez à la création d’une force populaire de
libération, seule capable de briser les chaînes néo-colonialistes qui
asservissent les peuples au nom de la logique du seul profit. Vive l’armée
prolétarienne, lança Gyf, vive l’armée du peuple. On – du moins ceux
qui avaient retrouvé leur place – se rassit. La nuance soulevée par
notre ami camarade méritait débat. Il fallait d’abord bien identifier
l’agresseur. Là,
Weitere Kostenlose Bücher