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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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c’était facile : les Américains et leurs valets.
Attention, mit en garde Gyf, l’Amérique produit aussi ses exploités dont nous
sommes pleinement solidaires, et il eut un mot pour nos frères
rouges – et sœurs – et sœurs, qui organisaient la
résistance sur le sol même qui nourrissait en son sein les rejetons dégénérés
et assoiffés de sang du capitalisme postnégrier. Car qui était à la source de
tous les conflits ? Le coupable, on le connaissait aussi bien que lui,
c’était toujours le même, partout. Alors un seul mot d’ordre : Non à
l’armée du capital, hurla Gyf dans le micro.
    Il fallait reconnaître que la maîtrise dialectique de notre
ami avait fait considérablement progresser le débat. Restait à peaufiner le
concept, de sorte qu’après le dépôt d’une série d’amendements suivi d’un vote à
mains levées fut adopté à l’unanimité le slogan : non à l’armée du
capital, oui à l’armée populaire de libération de nos frères – et
sœurs – en lutte contre l’impérialisme. Ce qui avait vraiment belle
allure. Mais pas à l’unanimité, au fait. Quand tous les bras se furent
abaissés, on en vit un se lever et prendre (son propriétaire) la parole :
tout en manifestant sa solidarité avec les peuples exploités, et sans nier la
nécessité de poursuivre la lutte à leurs côtés, il s’inquiétait cependant de ne
voir nulle part mentionné ce qui après tout était la raison de notre présence
ici, à savoir la remise en cause du statut des sursitaires. Et justement, en
tant que fils de paysan, il se trouvait particulièrement sensibilisé par cette
disposition de la loi, ayant déjà eu beaucoup de mal à convaincre sa famille de
poursuivre des études. Il ne faisait pas de doute qu’après un an d’armée la
question ne se fût même pas posée. Il y eut un grand silence dans l’assemblée
suivie d’une rumeur qui eût été franchement réprobatrice s’il s’était agi d’un
fils de commerçant. Gyf estima que la remarque du camarade paysan était
intéressante, mais c’était l’heure, on avait déjà trop tardé, et il nous donna
rendez-vous devant la préfecture.

 
    Il tombait une pluie fine et froide sur le trajet. Le ciel
avait l’humeur grise des mauvais jours quand il n’y a aucune trouée bleue à
attendre, aucune embellie à espérer, pas d’autre solution que de s’en remettre
à la nuit d’hiver comme on s’en remet à l’amour ou à la mort. La manifestation
progressait à petits pas, sourcils froncés, parkas fermés, dans la maigre
lumière cendrée qui annonçait déjà une fin d’après-midi précoce. Gyf, qui avait
ôté ses lunettes en raison de la pluie, figurait aux premiers rangs mais en
retrait des meneurs officiels, lesquels avaient modérément apprécié son
intervention et, craignant peut-être que cette journée ne soit le prélude d’un
renversement de tendance en faveur des aoustiniens et de leur chef
charismatique malgré ses curieuses lunettes, s’agrippaient à leur haut-parleur,
se refusaient à le lâcher, s’entêtant à lancer des mots d’ordre de leur cru,
mais beaucoup trop compliqués et qui, de ce fait, ne rencontraient pas un grand
succès auprès des marcheurs. Ceux-là, donnant petitement de la voix pour se
réchauffer, avaient de toute façon très vite adopté le prosaïque à bas l’armée,
qui cadrait beaucoup mieux avec leurs préoccupations immédiates. Mais
l’ensemble manquait d’entrain, faisait très amateur et pour tout dire un peu
coincé. Ce manque évident de conviction n’avait pas échappé à un groupe
d’auto-proclamés joyeux drilles qui, s’étant mis en tête de dérider la
manifestation, de la rendre à sa vocation festive et estudiantine, jouaient aux
pitres, apostrophaient grivoisement les passants et au total nous faisaient
plutôt honte.
    Manifester est un art. Il ne suffit pas de défiler derrière
les banderoles et de reprendre en chœur les chansons aux paroles détournées qu’entonne
dans son mégaphone en forme de fleur avec son pistil central un militant poète
(par exemple, on demande une augmentation à un patron prénommé Pierre, cela
donne : Au clair de la lune, mon ami Pierrot, donne-nous des thunes, ou on
t’f’ra la peau), il faut avoir l’air convaincu, presque farouche, sans se
départir pourtant d’un côté bon enfant, volontiers blagueur mais prude, bon
vivant mais avec de la tenue, preuve qu’un militant ne dédaigne

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