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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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recherche d’un modèle vernaculaire plus apte selon lui à dynamiser
les ardeurs révolutionnaires régionales. Il venait justement de découvrir un
Aoustin, qui au dix-septième siècle avait eu maille à partir avec les gabelous,
non pour une histoire de trafic de sel (le pays blanc est tout à côté), mais à
la suite d’une querelle amoureuse qui avait débouché sur une jacquerie
sauvagement réprimée. La mouvance gyfienne était sur le point d’annoncer au
monde des réprouvés sa naissance, restait encore à peaufiner quelques articles
du règlement, notamment en ce qui concernait la répartition des ministères
entre les monguistes et les aoustiniens (les deux mouvements reconnaissants
n’être pas assez puissants séparément pour prétendre s’emparer seuls du
pouvoir). Mais, en attendant il fallait se dépêcher : l’assemblée générale
qui devait débattre des mots d’ordre de la manifestation prévue dans
l’après-midi allait bientôt débuter.
    L’amphithéâtre était comble. Certains étudiants avaient
trouvé refuge sur le rebord des fenêtres et quelques filles s’étaient hissées
sur les épaules d’amis robustes, d’où elles jouaient les sémaphores, agitant de
temps à autre un bras vers une tête repérée. Non seulement les sièges, mais
tous les pupitres étaient occupés. Gyf se fraya un chemin entre les corps qui
encombraient les marches en direction d’une poignée de militants monguistes
aperçus au pied de la tribune où officiaient trois jeunes chevelus qui se
relayaient devant un micro tout en dirigeant le débat. Au-dessus de la jeune
assemblée stagnait un nuage de fumée qui épaississait à vue d’œil. Sur les
bancs, les rouleurs de cigarettes s’activaient à tour de bras, les plus
délicats laissant aux commanditaires le soin de passer un coup de langue sur la
gomme du papier. Mais une véritable industrie aux effluves composites. Les plus
impécunieux se relayaient pour tirer avec gravité sur un même mégot noirci des
bouffées gouleyantes et précieuses qu’ils inhalaient longuement,
religieusement, ce qui leur donnait des allures de curistes consciencieux,
avant de rejeter dans l’atmosphère avec la délectation du protocole accompli un
fin cône de brume.
    Théo ne semblait pas pressée de rejoindre Gyf. Répondant
d’un petit geste gracieux de la main au salut d’un grand blond bouclé
antipathique, elle me glissa à l’oreille une banalité que l’antipathique
interpréta sans doute comme une remarque désagréable à son sujet à la manière
dont il tourna la tête et s’intéressa brusquement au débat. Je devinai qu’il
s’imaginait des tas de choses sur ma relation à la belle au kabig bleu canard,
ce qui me remplit d’un doux bonheur et, s’il avait été possible d’arrêter à ce
moment la marche de l’univers, je n’aurais rien attendu d’autre de la vie que
la répétition à l’infini de ce pur joyau qui illumina à cet instant mon esprit
dévasté. Je déplorai simplement à part moi que l’antipathique eut trop
d’imagination.
    L’ambiance était vraiment fraternelle, le tutoiement de
rigueur. Toute distinction de rang abolie, chacun était convié à donner son
avis, et même le mandarin égaré dans cette assemblée qui, se levant au milieu
des sifflets pour émettre une opinion rétrograde, fut sèchement rabroué d’un
tais-toi, camarade, tu parleras quand viendra ton tour.
    Le camarade professeur à deux ans de la retraite protesta,
exigea en premier lieu qu’on le voussoie, et fut immédiatement taxé de charogne
réactionnaire. Les constituants applaudirent en connaisseurs et, unanimes,
conclurent qu’il l’avait vraiment cherché.
    Maintenant on abordait la phase délicate de l’opération.
Tous étaient d’accord sur le fond : la mesure ministérielle était inique
et tendait à écarter des études longues les enfants issus des milieux
populaires. Quelle probabilité avait un fils de paysan ou de prolétaire
d’entamer des études supérieures après une interruption de plus d’une
année ? Il y eut une brève escarmouche entre les tenants du zéro pour cent
et ceux qui, tablant sur un endoctrinement bien perçu des classes laborieuses
aboutissant à une prise de conscience salvatrice, ne désespéraient pas
d’atteindre un certain pourcentage. Une motion de synthèse coupa la poire en
deux, ce qui, de toute manière, laissait peu de perspectives à nos camarades
issus des couches défavorisées.

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