le monde à peu près
lieu de me mettre dans
des situations désagréables desquelles je ressors systématiquement à mon
désavantage, la honte au front et le découragement au cœur, pourquoi ne dois-je
apprendre qu’à mes dépens, et c’est vrai que cette histoire de compassion ne
tenait pas debout, et donc il ressortait de ses explications chagrines que je
n’avais pas l’exclusivité de ce genre de drame, que des pères, il en mourait
aussi ailleurs, sous-entendu le sien, il y avait un an à peine, et tant mieux
si pour moi la plaie s’était refermée, la sienne était à vif, et c’était
tellement dur parfois qu’elle souhaitait mourir.
Oh non, Théo, pas mourir, pas maintenant, on vient à peine
de faire connaissance. Mais qu’avais-je eu besoin de liquider mon pauvre
Jean-Arthur, par pure jalousie, comme on élimine la concurrence, quand il avait
eu ce mérite immense de retenir son attention. J’aurais dû le chérir, lui
accorder pour cette faveur dix mille ans et plus. Il était trop tard pour le
ressusciter à présent, le mal était fait, et quand bien même, ça n’eût pas fait
revenir le père de Théo. Je m’attendais donc à ce qu’elle se lève, me plante là
devant mon grog fumant dont les seules vapeurs me donnaient des haut-le-cœur,
et comme à ma grande surprise elle demeurait assise, tirant tristement sur une
cigarette blonde sortie de son sac en regardant par le panneau vitré de la
porte du café les passants se précipiter sous l’averse, je repris naturellement
mon rôle favori, celui qui me réussissait le mieux, pour lequel je me sentais
le plus apte : le rôle de confident, de sœur Œnone et de frère Léon.
Alors, raconte-moi, Théo, tu ne pouvais mieux tomber. Les
orphelins de père, quand ils se rencontrent, sont comme les vicomtes, que
veux-tu qu’ils se racontent ? Sais-tu que j’ai remarqué que tous mes amis
avaient une généalogie boiteuse ? Ce n’est pas un hasard. Ceux qui ne sont
pas passés par là n’y entendent rien. Que veux-tu leur expliquer ? Qu’ils
vivent leur vie de nantis. Nous, nous avançons sur nos heures bancales,
clopin-clopant, en mutilés de l’espérance. Je n’ai qu’à rameuter les ombres
fidèles de ma mémoire pour recomposer avec toi cet effroi et je suis à toi. La
mort, je la connais comme ma poche. Je commence, si ça peut t’aider : moi,
c’était un lendemain de Noël.
Elle, c’était le jour des crêpes, à la Chandeleur. Elle
avait battu la pâte en chantant et décoré la table de guirlandes et de bougies
en dansant, parce que son père malade allait revenir guéri. Sa mère était
partie le chercher très loin dans son hôpital de montagne, lequel avait décidé
de le rendre à sa famille, ce qui était bon signe, signe que tout reprendrait
comme avant, et donc la pâte reposait dans son saladier quand la voiture
s’arrêta devant la porte de la maison. Et alors que Théo se précipitait,
réjouie, heureuse, prête à prendre dans ses bras le revenant, sa mère a hurlé
qu’elle n’approche pas. Ce qui était bien dans son caractère de toujours crier,
quand son père n’élevait jamais la voix, ou d’une manière si douce, et
d’ailleurs il dormait sur le siège avant, la tête à la renverse. C’était tout
lui, cet air de vieil enfant endormi. Mais en fait, tu comprends, il ne dormait
pas.
Et les larmes de Théo reprennent de plus belle. Depuis vingt
kilomètres sa mère roulait avec à la place du mort un mort. Et quand Théo a
ouvert la portière, un peu comme elle l’avait imaginé, à cette différence
capitale que le happy end de son scénario se changeait en cauchemar, son père
lui est tombé dans les bras.
Et maintenant elle veut partir. Elle propose qu’on aille
n’importe où, et pourquoi pas chez elle. Elle dit qu’elle a envie de
continuer – comprenons, et moi bien sûr au premier chef, continuer à
boire, du grog ou ce genre –, d’un regard quêtant mon approbation, ce que
j’interprète, cet appel à communier sous une seule espèce, comme un ordre de
mission. Tout ce que tu voudras, Théo : cap sur l’enfer.
A la sortie du café, après avoir rabattu la capuche sur sa
tête, elle a ce geste étonnamment tendre de glisser son bras sous mon bras, ce
qui est d’ordinaire un geste de vieux couple, qui donc appartient à la panoplie
du parfait réactionnaire, mais du coup, puisqu’il vient d’elle, c’est comme une
leçon de force, d’indépendance, la démonstration de sa rareté.
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