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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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pas de goûter
les fruits du travail mais veille à n’en pas abuser, et donc grave et léger,
tout en progressant d’un pas lent sans donner le sentiment de traîner des
pieds, en veillant à adresser des sourires complices aux passants massés sur le
bord du trottoir, en les invitant par un bon mot à se joindre au mouvement, en
refusant de polémiquer avec les provocateurs qui vous traitent de fainéants, et
surtout en donnant l’impression que pour rien au monde vous ne voudriez
échanger votre place.
    Passé le noyau dur des enragés qui ouvraient la marche, très
vite les rangs se clairsemaient, comme si, par cette prise de distance avec les
camarades, chacun s’ingéniait à faire acte de présence sans paraître être là,
baissant la tête, s’arrêtant devant une vitrine, reprenant négligemment un mot
d’ordre avec l’air de s’étonner d’avoir dit quelque chose, rasant les trottoirs
dans l’espoir d’être confondus avec les chalands, s’écartant d’un trublion sur
l’air de saint Pierre jurant qu’il ne connaît pas cet homme, accomplissant
scrupuleusement une sorte de service minimum destiné à être en conformité avec
l’esprit de révolte ambiant.
    Théo, la douce rebelle, avançait lentement, en silence, les
mains dans les poches, la capuche rabattue, large et profonde, comme un
capucin, de sorte que de profil on n’apercevait même pas le bout de son nez,
juste le petit nuage d’haleine condensée qui sortait de sa bouche quand,
émergeant de temps en temps de son abri en étirant le cou, elle lançait une
remarque sur le temps qui ne semblait pas devoir s’arranger. De fait il ne
s’arrangeait pas, la pluie tombait plus rapide et plus serrée, et, s’étalant
maintenant en flaques sur la chaussée, nous obligeait à de petits pas de danse
pour les contourner, prétextes à une diversion heureuse dans la monotonie du
parcours.
    L’association de l’eau et de la danse me remirent en mémoire
ma naïade noyée, et à la dérobée j’observai les pieds de Théo chaussés
d’escarpins noirs qui tranchaient élégamment au milieu de l’armée de pataugas
et autres chaussures montantes, sabots à brides, galoches et même, un Spartiate
sans doute, des tongues. Comme elle esquissait un léger saut gracieux
par-dessus une flaque, je m’enhardis à lui demander si elle avait jamais fait
de la danse, et par la même occasion si elle aimait nager. Je vis un œil
malicieux émerger de la capuche et, sans attendre la réponse, absolument désolé
de m’être encore une fois placé tout seul en aussi mauvaise
posture – est-ce qu’un père, le mien à tout prendre, m’eût enseigné
cet art de se taire, ou du moins de parler à bon escient, d’avoir toujours le
mot juste, drôle, sensible, précis, auquel cas j’avais beaucoup perdu à sa
disparition précoce –, je m’empressai d’ajouter que c’était en raison de
la pluie qui redoublait, ce qui, dans l’ignorance du sous-texte, faisait assez
faible. Sur quoi, tiraillé entre la perspective d’être bientôt trempé et la
certitude d’être tout à fait ridicule, j’optai pour la seconde solution et
sortis de la poche de mon caban une casquette de toile kaki, achetée en
catimini dans un magasin de stocks américains, que, me laissant décrocher d’un
pas ou deux, afin de ne pas attirer l’attention de la belle, j’ajustai au mieux
et avec prudence (toutes les mines antipersonnel n’avaient pas explosé),
m’assurant dans le rétroviseur d’une voiture rangée sur le trottoir du bon
angle d’inclinaison de la visière. Puis, accélérant l’allure, je revins au
niveau de ma capucine bleue.
    Qui s’était arrêtée, m’attendait, observant mon petit manège
du fond de sa capuche. Décidément tous les efforts pour sortir de sa condition
sont rarement couronnés de succès : Théo, qui soudain éclate de rire, ce
qui bien sûr a de quoi vous décontenancer, alors, ne sachant quelle tête
adopter, vous lui opposez un petit sourire contrit, résigné, car pour ce
rire-là vous êtes prêt à accepter toutes les vexations, les blessures
d’amour-propre, et la raison en est simple : au cœur de votre solitude, au
milieu du balancement des vagues, vous avez, soir après soir, plein de
tristesse et plein d’espérance, façonné un rêve doux qui lui ressemble. Vous
prenez sur vous de le lui expliquer, mais, comme on met en scène sa propre
mort, en vous emmêlant un peu dans les arguments

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