le monde à peu près
Alors, ce bras
emprisonné, dont j’aurais pourtant besoin pour me coiffer de ma casquette, car
l’averse ne paraît pas vouloir faiblir, évidemment, pour rien au monde, pas
question de le retirer – et d’autant moins qu’à ce désagrément
passager, la pluie, je devrai un peu plus tard la plus délicate des attentions
quand, sitôt chez elle, devant ma mine de cocker humide, elle entreprendra de
me sécher les cheveux à l’aide d’une serviette. Mais avant nous entrons dans
une petite épicerie où elle lance un bonjour confondant de gentillesse à
l’adresse de l’épicier, lequel soupire en secret derrière son comptoir, guette
sans doute à longueur de journée sa venue, évidemment sous le charme, sinon
pourquoi lui proposerait-il de régler une prochaine fois la petite flasque de
rhum, assurant que rien ne presse, refusant tout net mon billet, sûr ainsi de
la revoir, de partager quelque chose avec elle, fût-ce une dette.
Parvenus devant une vaste demeure en pierre de taille, elle
m’explique que la propriétaire en est une vieille dame impotente à qui, en
échange du logement, une chambre sous les toits dont on aperçoit la fenêtre,
elle fait la lecture et rend quelques services : menues emplettes et
réponse au courrier. C’est pourquoi elle me demande de marcher sur la pointe
des pieds en traversant le couloir et au moment de grimper l’escalier.
L’oreille de la propriétaire n’est plus aussi vaillante que jadis, mais il
était convenu avec sa jeune lectrice que les visiteurs devraient se contenter
du hall d’entrée. Je me réjouissais secrètement de bénéficier de ce
passe-droit, j’y voyais déjà une marque d’attention particulière, quand, à sa
demande expresse d’enjamber telle marche qui craquait, je compris que
l’exercice avait été déjà maintes fois répété. Ce qui fit passer un nuage gris
dans mon ciel rose.
Sa chambre était éclairée par un chien assis qui en dépit de
la nuit tombante diffusait à l’intérieur la lumière dorée d’un réverbère tout proche.
Ainsi on pouvait se passer d’allumer. Elle aimait, expliqua-t-elle, rester dans
cette semi-pénombre, allant jusqu’à pousser son siège près de la fenêtre si
l’envie lui prenait de lire. Le mobilier disparate se composait de tous les
rebuts de la maison, mais du moins les fauteuils, tous de style ou simili, ne
manquaient pas. C’est pourtant sur son lit qu’elle me fit asseoir tandis
qu’elle me frictionnait les cheveux. L’eau du grog chauffait dans la casserole
au-dessus du réchaud (un modèle électrique ancien, avec la résistance enroulée
en spirale), la rumeur automobile du boulevard devant la maison emplissait le
silence et je cherchais quelque chose d’intelligent à dire qui ne venait pas,
cette parole définitive qui la consolerait de tous ses maux et effacerait son
chagrin.
Il me vint un bref instant qu’elle récolterait ce qu’il, son
père, avait semé, mais cette fois le surpuissant me conseilla opportunément de
garder mes prophéties pour moi. Et puis elle avait autre chose à me dire, et
pour l’entendre il fallait sans doute être mieux installé car, après m’avoir
sommairement recoiffé comme elle l’avait fait au café – le geste lui
paraissait familier – , elle me fit basculer en arrière, la tête
manquant de cogner contre la cloison, ce qui impliqua un rétablissement suivi
d’une rotation d’un quart de tour afin d’utiliser plus judicieusement le lit
dans le sens de la longueur.
Un lit à une place, étroit, de sorte que pour ne pas tomber
elle réfugia sa tête au creux de mon épaule, ce qui m’autorisait à me montrer
plus hardi, à envisager en me tordant le cou d’essayer éventuellement de
l’embrasser, mais, outre le fait que j’avais intérêt à faire oublier mon
attitude cavalière de la veille, ses yeux perpétuellement au bord des larmes
donnaient une telle gravité à la rencontre que je comprenais que nous ayons
besoin de nous allonger pour faire le point et tenter de trouver un remède à
ses tourments. D’ailleurs elle insistait, il fallait qu’elle me dise quelque
chose, une chose qu’elle n’avait jamais dite à personne. Un secret ?
hasardai-je. Mais déjà elle se relevait et versait la totalité de la petite
bouteille de rhum dans la casserole avec du sucre avant de mélanger le tout et,
d’une manière très égalitaire, d’en verser le contenu dans deux bols grand format,
comme ceux dans lesquels on
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