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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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nous apportait le beurre autrefois, un beurre de
ferme très salé, décoré sur sa surface de demi-lunes imprimées en série à
l’aide d’une cuiller de bois.
    Par commodité, afin de ne pas nous ébouillanter, nous nous
retrouvâmes bientôt assis à siroter du bout des lèvres le grog fumant, et, si
l’on considère notre position précédente, il m’apparaissait comme une évidence
désastreuse que je venais de rater une chance historique, comme si les courbes
de la rencontre venaient de passer par un point tangentiel avant de s’incurver
à nouveau et de s’éloigner irrémédiablement l’une de l’autre. Alors, me
rappelant ce qui m’avait valu cette situation avantageuse, sans éloigner les
lèvres du bol, timidement, courageusement, comme on se jette à l’eau : tu
voulais, je crois, me dire quelque chose ? Mais elle ne répond pas, se
réfugie dans un exercice de fumigation au-dessus des vapeurs fortement
alcoolisées, et comme je crains qu’elle ne regrette de m’avoir entraîné jusque
chez elle, qu’elle s’imagine que je m’imagine des choses, qu’elle cherche un
moyen d’en finir avec le malentendu, je préfère prendre les devants. Si le grog
n’avait pas été si chaud, je l’aurais avalé d’un trait et, reposant le bol
d’une capacité d’au moins un litre sur la petite table près de son lit, je
l’aurais chaleureusement remerciée pour sa collation, vraiment avec ce temps
c’était exactement ce qu’il fallait, mais holà l’heure tourne, en regardant son
réveil, c’est-à-dire en m’approchant à vingt centimètres du cadran, tout ce
travail qui m’attend, et je me serais levé précipitamment, merci encore et à
bientôt au hasard des couloirs et des amphis, dans ma fuite éperdue faisant
craquer la marche maudite en redescendant l’escalier, de sorte que la vieille
dame impotente m’eût demandé ce que je faisais là, oh rien, madame, rien du
tout, n’allez pas vous imaginer, avant de mettre illico à la porte sa lectrice
pour rupture de contrat, laquelle légitimement déciderait, suite à ce renvoi de
me sortir de sa vie.
    Mais j’y suis si peu entré, Théo, dans ta vie, les
asymptotes ne se croisent jamais, d’ailleurs je ne vais pas t’importuner plus
longtemps, je sais que tu n’es pas seule, j’ai cru comprendre que tu avais un
ami, auquel je te charge de présenter mes excuses rapport aux incidents d’hier
soir, le couvre-lit souillé, et c’est vraiment dommage que le grog ne
refroidisse pas plus vite, sinon je serais déjà dans la rue sans attendre mon
reste. Seulement je n’arrive qu’à me brûler l’oesophage, ce qui me contraint à
certaines contorsions, si bien qu’elle sourit en me regardant, un petit sourire
grimaçant que je traduis par : pauvre garçon, naïf garçon, stupide garçon,
mais que, devinant mon mauvais esprit, elle corrige immédiatement : ce
n’est pas grave, dit-elle.
    D’ailleurs elle a décidé qu’elle ne voulait plus le revoir,
l’ami supposé de cœur, pour mille et une raisons, et cette dernière, la veille
au soir : il s’était montré trop désagréable à mon endroit. Ah bon ?
Je n’en suis pas étonné plus que ça, mais du coup je me félicite d’avoir expédié
sa couverture chez le teinturier. Cependant je ne voudrais pas être la cause de
la rupture, sache que ça m’est tout à fait égal, ses insultes, la preuve en est
que je ne me souviens de rien.
    Mais ça allait certainement s’arranger, je me proposais déjà
de jouer l’intercesseur, quand Théo posa son bol sur la petite table et fixa
sur moi son beau regard triste luisant de larmes. Qu’est-ce que j’ai dit
encore, ô surpuissant, qu’il ne fallait pas ?

 
    C’est venu petit à petit, par bribes, entre deux sanglots.
Une tragédie d’enfance comme il arrive parfois, qu’on tente d’enfouir au plus
profond de soi, de remiser en force au rayon des affaires classées, futiles,
sans conséquence, et qui resurgit, blessante, lancinante, faussant tout,
désespérant tout, oublieuse de rien, drame surnaturel dont l’esprit et le corps
ont conservé l’empreinte immatérielle plus sûrement qu’un trou dans la chair.
Car il ne subsiste apparemment rien, ni plaies ni bosses, rien qui empêche de
vivre, et pourtant quelque chose est là, en travers, qui depuis s’ingénie à
tout gâcher. Et vous qui recueillez ces morceaux de mémoire brisée, coupante
comme du verre, vous ne pouvez que demeurer à l’écoute,

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