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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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immobile et silencieux,
démuni, privé du secours d’une parole consolante ou d’un geste de compassion,
toutes choses déplacées, tenu à n’être que ce bureau d’enregistrement du
malheur, ce greffier des pleurs, tout ouïe, qui regarde la souffrance et se
résigne à n’en pas prendre sa part. Mais c’est promis, Théo, je ne répéterai
rien, à personne. C’est ta part intime, douloureuse. Ça ne regarde pas les
autres.
    La nuit était bien installée maintenant, la lumière dorée du
réverbère envahissait la pièce, dessinant sur le parquet la croisée agrandie de
la fenêtre. Théo, dont les hoquets lourds de sanglots s’espaçaient après sa
confession, se leva pour tirer un petit rideau imprimé de motifs floraux,
suspendu à sa tringle de laiton, ménageant une pénombre approximative, de quoi
tenir à distance les frayeurs nocturnes enfantines, avant de revenir s’allonger,
le coude en appui sur l’oreiller, la tête posée sur la main, de son autre main
me tirant par le bras, m’invitant à la rejoindre, de sorte que nous nous
faisions face, les visages à quelques centimètres l’un de l’autre.
    D’où l’intérêt de cette obscure clarté qui trouait le rideau
de la fenêtre : je voyais les yeux de Théo briller, ses beaux yeux
désemparés, presque implorants, au bord de s’en remettre au premier venu qui
l’allégerait de son tourment. C’était tentant d’être celui-là, le bon docteur
Tant mieux qui guérit les écrouelles du cœur, et sa bouche était si proche que
ce fut précisément comme au jeu du docteur, c’est-à-dire, même pour un
maladroit timide, un jeu d’enfant, de parcourir les quelques centimètres qui
m’en séparaient. Mais à peine le temps d’y goûter, elle s’écartait bien vite,
reprenant de la distance, il fallait qu’elle me dise encore certaines choses,
elle voulait que tout soit bien clair, que je sache à quoi m’en tenir, qu’il
n’y ait pas de zones d’ombre.
    Il me semblait qu’après la première révélation le plus dur
était fait, que désormais je pouvais tout entendre, ce que je fis, avec la même
attention, le même intérêt, et c’est vrai qu’à l’écouter on sentait qu’elle
avait besoin de faire le point : la mort de son père l’avait tellement
perturbée qu’elle s’était très officiellement fiancée avec un homme beaucoup
plus âgé qu’elle, avant de rompre et d’accumuler les aventures, y compris
féminines, de sorte qu’elle se sentait un peu perdue, et je comprenais qu’au
milieu de cette galaxie d’une complexité cosmique elle cherchait à m’expliquer
qu’elle aurait du mal à me faire une place. Ce qui témoignait d’une grande
honnêteté de sa part, même si j’estimais quant à moi que ma conjonction
planétaire se présentait sous un jour plutôt favorable. Mais, sachant à quel
point le ciel est changeant, redoutant d’avoir à attendre cent sept ans le
prochain passage de ma belle comète, je me demandai s’il était vraiment aussi
flatteur qu’elle voulait bien le prétendre qu’elle me considère différent des autres,
alors qu’à la vérité je ne demandais pas autre chose qu’à ressembler à ceux-là
qui l’avait serrée dans leurs bras.
    Aussi, abusant de mon rôle de confident, aspirant de tout
mon cœur à rejoindre le lot commun de la normalité, je me risquai à glisser la
main sous son chandail noir qu’elle portait à même la peau, laquelle main
remontant délicatement du bout des doigts dans son dos fut bientôt arrêtée par
l’agrafe d’un soutien-gorge. Un événement éclairant sur la nature de Théo, dont
le comportement qu’on eût abusivement – des observateurs peu
attentifs – attribué à une révolution sexuelle en marche (dont
j’avais à l’écouter raté le démarrage) ne cadrait pas du tout avec les mœurs
vestimentaires beaucoup moins rigides de ladite révolution. Ainsi Théo avait de
la tenue. De sorte que, rassuré par cette découverte, j’étais disposé à
recevoir l’ultime confidence. Car il y avait encore une dernière chose (la
bouche s’était à nouveau écartée, et je commençais à être un peu las d’être
sans cesse interrompu). Oui, Théo ? Non, cette fois elle avait trop honte.
Mais si, dis-moi, qu’est-ce que j’étais susceptible maintenant de ne pouvoir
entendre ? Nous avions feuilleté ensemble les pages les plus secrètes, les
plus intimes, du journal de ses blessures, quelle coda, quelle note

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