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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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dissipés, mais j’avais tendance à voir les choses différemment à
présent.
    Et pourtant, comme la belle s’écartait, ce qui m’apparut
dans le miroir au-dessus de la banquette en moleskine brun craquelée n’avait
rien d’encourageant : des cheveux mouillés, plaqués par la casquette qui
avait laissé une empreinte de couronne mérovingienne au-dessus des oreilles, la
mèche scotchée sur le front et deux anglaises frisottantes encadrant un visage
au nez rougi par le froid ayant peu à voir avec l’idée plus avenante qu’un
instant plus tôt je m’en faisais. Ainsi tout rentrait dans l’ordre. Eviction du
domaine de rêverie. Retour au réel. Je baissai la tête, comme si je redoutais
d’infliger une telle vision à la belle. Or le miracle, une seconde fois. Théo,
de ses deux mains qui soutenaient l’instant d’avant au creux des paumes son
menton, m’ébouriffa les cheveux et, me forçant à lever les yeux vers
elle : alors, Jean-Arthur, qu’est-ce qu’il va lui arriver ?

 
    J’avais ma petite idée, bien sûr, mais ça ne m’intéressait plus
beaucoup dorénavant, cette histoire. L’écriture est une affaire de solitude.
Jean-Arthur m’avait permis de ne pas flancher pendant une passe difficile, mais
il n’allait pas, maintenant que j’entrevoyais un mieux, se mettre en travers de
mes amours naissantes. Que s’imaginaient-ils, tous les deux, que j’allais les
présenter l’un à l’autre et discrètement m’effacer ? Pas de ça, Lisette,
disait mon père, citant peut-être une réplique célèbre, du moins dans le
répertoire théâtral randomois. Jean-Arthur, il ne tenait qu’à moi, qu’à mon bon
vouloir, qu’il ne gagne illico la corbeille à papiers où Gyf ne manquerait pas
de le piétiner d’un léger pas de danse après que j’aurais entamé sur mon violon
un air celto-auvergnat de ma composition. Cette idée couramment répandue que
les créatures de fiction échapperaient à la volonté de leur auteur et n’en
feraient qu’à leur tête, il ferait beau voir. Aussi je lui réglai sans plus
attendre son compte : si tu veux tout savoir, eh bien il meurt. Et
maintenant parle-moi de toi.
    Théo, trouvant qu’il n’y avait pas grand-chose à en dire,
revint bien vite à la charge. Mais pourquoi mourait-il ? Comme tout le
monde. On ne voit pas au nom de quoi celui-là échapperait au sort commun. Et je
ne parlais pas à la légère. Rien de romantique là-dessous, rien qui s’apparente
à l’artiste abandonné et méconnu qui, rejeté par le monde, choisit de le
quitter. Non, non. Il mourait comme il arrive qu’on meure, comme mon père,
comme ma tante Marie, comme mon grand-père, la trinité tragique de mes onze
ans. Et là, par un phénomène inouï, les larmes que d’ordinaire je sentais
pointer à la seule évocation de mes bienheureux inondèrent presque
instantanément les yeux de ma gracieuse, comme si elle avait pris sur elle de
prélever la part visible de ce chagrin trop lourd, les lentilles d’eau
franchissant bientôt le fin peigne des cils pour rouler sur les pommettes,
grossir au passage par un effet de loupe la petite mouche, et mourir sous le
bout de ses doigts au coin de sa bouche. Oh, Théo, comme tu es sensible, comme
tu es gentille de t’alarmer pour moi, comme doit t’affliger le spectacle du
monde, cette misère tout autour, les gens qui souffrent et la révolution qui
n’arrive pas, mais ne pleure pas, ce n’est rien, vois comme je m’en suis remis,
comme ça va bien maintenant, j’ai l’œil pratiquement sec et il le serait tout à
fait si je ne compatissais à ta peine devant ma peine, c’est une vieille
histoire à présent, pourquoi passer son temps à se lamenter, à ressasser les
mêmes anciennes blessures quand la vie peut être si belle, si riche
d’espérance. Mais, levant vers moi son beau visage triste qui me bouleversait
au point que je me retenais de le presser entre mes mains, elle me fit
comprendre que bien sûr mon histoire était à pleurer mais ce n’était pas exactement
la raison de ses larmes, et moi pour la cent millième fois remis à ma place,
celle en dehors de laquelle je ne devrais jamais m’aventurer, pensant :
pourquoi ne se trouve-t-il jamais personne, aucun puissant intervenant
extérieur qui ait suffisamment pitié de moi, de mes faiblesses, de mon peu de
moyens, pour me suggérer télépathiquement de tourner soixante-dix-sept fois
sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler, au

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