Le Monstespan
lèvres.
— Votre
bouche et vos yeux se contredisent souvent, constate le portraitiste. Quand vos
pupilles pétillent de malice, la bouche appuie un pli de peine et lorsqu’elle
se relève, farceuse, vos yeux s’embuent de larmes.
Le marquis ne
répond rien et écrit :
23 juin 1669
Françoise,
La fenêtre est
ouverte. Les grillons chantent. Les sifflements des faux tranchent les tiges
des céréales. Louis-Henri lève un temps les paupières vers le peintre puis
trempe sa plume dans le liquide noir, fait de vitriol et de noix de galle, d’un
encrier.
Voici mon
portrait peint par Jean Sabatel que tu mettras dans ta chambre quand le roi n’y
sera plus. Qu’il te fasse souvenir de moi et de l’excessive tendresse que j’ai
pour toi, et par combien de choses je voudrais la pouvoir témoigner en toutes
occasions. Mon portrait, mets-le donc en son jour et regarde quelques fois un
mari qui t’adore : pauvre époux qui parce qu’on lui a ôté sa femme ne sait
plus ce qu’il fait. Je suis devenu pour les précipices comme on me dit que tu
es maintenant pour le mauvais air d’un palais bâti sur le sable mouvant et la
fange ; il y a des gens pour qui je ne les crains plus – toi !
La plume du
marquis va. À grands grattements sur le papier, le cocu poursuit :
Mon bel
oiseau, ma tourterelle, tu te retrouves le cou paré de perles et encagée
derrière des barreaux d’or à deux cents lieues de moi, contraint à l’exil,
alors que je n’aime aucun lieu sans toi. Est-il possible, ma déesse, que tu ne
puisses t’envoler, me rejoindre, ou que tu n’aies point connaissance de l’amour
que tes beaux yeux, mes soleils à moi, ont réellement allumé dans mon
cœur ? J’ai plus que de la rage à l’âme de te savoir volée par un autre
qui ne t’aime pas autant que moi. Si tu n’en rougis pas, ma dame, j’en rougis
pour toi. Mais je te jure par toi-même, qui est ce que j’ai de plus cher au
monde, que...
La porte du
cabinet s’ouvre. Montespan pivote la tête. Le peintre soulève son pinceau.
C’est Dorothée qui entre chercher la poupée coiffée à la hurluberlu laissée ici
par Marie-Christine qui la suit. L’enfant au destin triste du marquis
s’accroche à la jupe de la domestique, qui est sa seule compagne de jeu.
Dorothée, à maintenant seize ans, ressemble à une petite femme. Quant à Marie-Christine,
elle a les joues cousues, le bout du nez gros. Elle se fane comme une fleur
privée d’eau. Elle s’approche de Louis-Henri, demande : « À qui
écrivez-vous, père ? » Le marquis sourit mais ses yeux se plissent de
souffrance. Grand de corps, gros d’ossements, musculeux, fort poli, il
l’interroge pour savoir si elle a bien dormi la nuit dernière. L’enfant répond
que justement elle voudrait dorénavant coucher avec Dorothée :
— Pour ce
qu’il me vient des songes, seule dans mon lit. Je crains les esprits depuis la
mort de maman.
Montespan ne
sait que dire. Dorothée, plus fine qu’on pourrait croire, rompt le silence en
proposant de déjeuner à l’enfant trop maigre qui refuse :
— Non, je
n’ai pas faim.
— Ce sera
oui et n’enriez point ; c’est au cadran du clocher de l’église
qu’il faut regarder si vous avez faim et, quand il vous dit qu’il y a huit ou
neuf heures que vous avez mangé, avalez un bon potage, sur sa parole, et vous
commencerez ce que vous appelez une indigestion.
Les deux s’en
vont, referment la porte. Louis-Henri reprend la pose et lorgne sa lettre en
réfléchissant.
La maigreur
de notre fille et sa faiblesse sont grandes. Je voudrais bien qu’elle prenne du
lait comme remède le plus salutaire mais l’aversion qu’elle y a fait que je
n’ose seulement lui proposer. Elle souffre souvent de langueurs, de lassitudes,
de pertes de voix. Je crois que tu aurais sujet de te plaindre de moi si je te
laissais dans la pensée que son mal n’est pas considérable. Il l’est d’autant
plus qu’il y a maintenant des années qu’il dure, et cette longueur est tout ce
qu’il y a à craindre à moins qu’elle ne retrouve, par la pensée de te plaire,
la douceur de ta présence auprès d’elle qui l’empêcherait d’être dévorée de
peine.
Pour moi,
je ne condamne point tes manières ; chacun se sauve à sa guise. Mais je
suis bien assuré de n’aller point à la béatitude par le chemin que tu prends.
Défais-toi de l’ambition dont on t’a revêtue là-bas et tu ne t’en
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