Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
On en vante
le pouvoir pour faire gagner les procès, ou pour accéder auprès d’un roi »
( Histoire naturelle , XXIX, 52).
Les commentateurs de ce texte assez étrange pensent généralement
que l’œuf de serpent décrit par Pline est en réalité un oursin fossile. Cette
hypothèse est largement appuyée sur des trouvailles archéologiques : dans
de nombreux tombeaux gaulois, des oursins fossiles ont été intentionnellement
déposés. Mais si Pline l’Ancien ne comprend pas grand-chose à ce qu’il raconte
ici, et s’il tente d’expliquer rationnellement et scientifiquement un objet
symbolique qui relève de la mythologie et de la cosmogonie, il n’était quand
même pas un imbécile. En bon naturaliste, il devait parfaitement savoir ce qu’était
un oursin, même fossilisé. Il déclare avoir eu lui-même entre les mains un « œuf
de serpent » gaulois. Ce n’est pas là un témoignage de second ordre, et si
l’objet qu’il a vu et touché avait été un oursin fossile, il l’aurait dit . Le problème de l’œuf de serpent
gaulois est beaucoup plus complexe.
D’abord, il faut se souvenir qu’il s’agit d’un thème
universel que nous trouvons clairement exprimé dans la tradition indienne :
il s’agit de l’œuf cosmique. Cet œuf, contenu dans les eaux primordiales et
couvé par le cygne symbolique Hamsa, est la forme primitive de Brahma qui
existait avant l’existence elle-même, autrement dit le Non-Créé. C’est d’ailleurs
pourquoi l’œuf de serpent décrit par Pline peut flotter contre le courant – des
eaux primordiales –, même s’il est attaché à de l’or (symbole solaire). C’est
également pourquoi l’audacieux qui le dérobe doit s’enfuir très vite, autrement
le détail des serpents qui vont aussi vite que le cheval serait une incohérence.
On remarquera d’ailleurs que les serpents sont arrêtés par les rivières : il
y a là une équivalence avec le fait que la vouivre, avant de boire ou de se
baigner, dépose son escarboucle : l’escarboucle, ou la Pierre de Dragon, contient
la vertu essentielle, mais cette vertu peut aussi empêcher le passage
symbolique à travers les eaux. Il est difficile de savoir ce que Pline a
réellement vu, mais il est probable qu’il a entendu raconter les grandes lignes
d’une saga cosmogonique à propos de l’Œuf primordial. Il n’en a retenu que des
éléments qui le surprenaient et n’est pas parvenu à interpréter l’essentiel :
d’où l’apparente incohérence de son récit, et ses doutes à propos des ruses
utilisées par les druides.
Sans prétendre aucunement expliquer la signification de cet œuf
de serpent, tel qu’il était imaginé par les Celtes, il faut cependant
reconnaître sa parenté avec la Pierre de Dragon. Et du même coup, si l’œuf de
serpent se présente comme un Œuf cosmique, pour sa part le Dragon est loin de
toujours représenter la puissance négative ou destructrice dont on veut le
parer pour en faire l’image la plus monstrueuse de Satan. Cela tient au fait
que le Dragon des Profondeurs est avant tout à l’image de l’inconscient humain :
il contient tout, le noir et le blanc . Et si
son rôle est toujours antérieur à la venue d’un héros de Lumière, c’est-à-dire
d’un héros civilisateur, organisateur selon des normes sociales, c’est qu’il
représente la puissance des origines, encore non différenciée. C’est le Serpent
de la Genèse , avant ce qu’on appelle la « faute ».
Et c’est également pour cette raison que le Dragon revêt très souvent des
formes ambiguës, androgynes ou franchement féminines : il s’agit alors de
la Mère Universelle, la Déesse des Commencements. Et c’est cet aspect que l’on
retrouve sous le personnage de la femme-serpent qu’est la fée Mélusine, personnification
d’une entité divine de nature tellurique et aquatique, mais également céleste, puisqu’elle
acquiert des ailes après sa métamorphose – ou son retour à l’état primitif – et
qu’elle vole nuitamment dans les airs pour bâtir magiquement des châteaux ou
des chapelles [48] . Faire de Mélusine un
être satanique serait singulièrement rabaisser ce personnage divin : elle
est, en tout cas, l’un des meilleurs exemples connus du Dragon des Profondeurs
tel que l’ont conçu les Occidentaux.
Un autre exemple, bien moins connu, est celui de la Reine
des Vipères, personnage qui apparaît dans un conte gascon recueilli à Lectoure
(Gers)
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