Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
terrible. En Auvergne, des gens assuraient, au milieu du XIX e siècle, qu’ils avaient entendu le vieux
Serpent de la forêt se plaindre et se lamenter avant d’entreprendre le long
voyage de Rome pour y composer le chrême. » [45] On ne peut que penser au soma indien que
procure le Dragon.
Cette vouivre n’est pas nouvelle. Dès le VIII e siècle, elle est répertoriée dans le Physiologus , modèle de tous les Bestiaires du Moyen
Âge, ainsi que dans le Livre des Monstres compilé en Espagne aux environs de 750. « Elle a le visage d’un homme et
est femme jusqu’au nombril ; le reste du corps ressemble à la queue d’un
crocodile ». Serait-ce encore ici le souvenir ancestral de ces redoutables
sauriens antédiluviens ? D’après de multiples descriptions populaires qui
concordent sur l’ensemble, la vouivre est un serpent ailé dont le corps est
recouvert de feu, ou d’écailles qui réfléchissent la lumière du feu. Son œil
est une escarboucle dont il se sert, comme d’un radar, pour se guider dans les
airs. La vouivre a sa demeure dans les grottes les plus humides et n’apparaît
qu’au voisinage des sources. En Côte-d’Or, au château des Gémeaux, elle se
baigne dans la fontaine de Gémelos entre deux et trois heures de l’après-midi, et
si on la surprend, elle relève son capuchon sur sa tête. Et surtout, avant de
se baigner, elle dépose son escarboucle sur le bord de la fontaine.
Ce détail revêt une importance exceptionnelle. L’escarboucle
est en effet une gemme fabuleuse, très à l’honneur dans les textes du Moyen
Âge, et plus ou moins confondue avec le rubis et surtout avec l’almandin. L’almandin
est en effet une pierre précieuse de couleur grenat, qui est luminescente :
elle est censée briller dans les ténèbres. Quant au rubis, c’est essentiellement la pierre de sang ,
qu’on a d’ailleurs utilisée en homéopathie pour la préparation de médicaments
antihémorragiques. Par extension, c’est la pierre des amoureux, parce qu’elle enivre
sans contact. Et, d’après l’évêque Marbode, qui traite de toutes les croyances
attachées aux pierres, le rubis – classé alors comme escarboucle – est l’œil
unique et rougeoyant que portent au milieu du front dragons et vouivres : il
surpasse les pierres les plus ardentes, jette des rayons « tels qu’un charbon
allumé dont les ténèbres ne peuvent venir à bout d’éteindre la lumière ». On
ne peut alors que penser à l’œil frontal du Bouddha, c’est-à-dire au chakra
supérieur qu’on dit être l’Œil de Çiva : c’est la lumière de la plénitude
que peut atteindre l’être après le long déroulement de la Kundalini.
Cela n’est pas sans rapport avec la tradition hermétique
selon laquelle Lucifer, avant sa chute, aurait eu une magnifique émeraude sur
le front et que cette émeraude serait tombée à ce moment-là sur la terre. L’Évangile
de Nicodème en fait même la matière dans laquelle fut taillé le saint Graal. Pour
les Alchimistes, elle est la pierre d’Hermès, le messager des Dieux, mais aussi
celui qui connaît les secrets de tous. C’est donc la pierre de la connaissance
cachée : elle a un double aspect, à la fois faste et néfaste. Une
statuette du musée de Munich présente une curieuse illustration de la valeur de
l’émeraude : il s’agit de saint Georges luttant contre le Dragon. Or le
saint est vêtu de vêtements couleur de saphir, symbole céleste, tandis que le
Dragon est vert émeraude. C’est assez révélateur : il suffit de remplacer
saint Georges par saint Michel, et l’on retrouve le sens profond du combat de l’Archange
et de Satan. Mais l’ambivalence demeure, car, dans l’ Apocalypse ,
l’Éternel apparaît, siégeant sur son trône, « comme une vision de jaspe
vert ou de cornaline ; un arc-en-ciel autour du trône est comme une vision
d’émeraude » (IV, 3). C’est dire que le Dragon n’est pas forcément l’incarnation
du Mal : sa couleur verte est ambiguë. L’escarboucle qu’il porte dans la
tête est une pierre de connaissance et de vision intérieure. On retrouve ici le
Serpent de la Genèse , débarrassé de son
contexte moral : lui aussi devait être vert émeraude et porter une
escarboucle dans la tête.
Ailleurs, la « Pierre de Dragon » se trouve dans
la queue du monstre. Dans le récit archaïque gallois de la Quête du Graal, le
héros Peredur (Perceval) est confronté à un énorme serpent. L’un
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