Le mouton noir
deviennent si fantasques et si certains de leur fait quâils ne pensent même pas que leurs ruses peuvent être découvertes. Ils prennent tout le monde pour des idiots, ce qui leur permet par exemple de faire falsifier des registres en croyant que leurs astuces ne seront jamais découvertes.
Jâavais sous les yeux les ordonnances de lâintendant, et en les lisant, jâavais nettement lâimpression que derrière chacune dâelles se cachait une ruse pour soutirer des milliers de livres au roi et à chacun de nous. Je mesurais à quel point, comme la viande et le sang attirent les requins, lâargent et le pouvoir séduisent les ambitieux sans conscience. Je me disais quâil fallait être bien droit, quand on détient le pouvoir, pour ne pas se laisser tenter par lâidée dâaugmenter les prix des denrées ou de les faire vendre de manière à grossir sa fortune personnelle.
Jâétais persuadé que Bigot et ses alliés avaient largement joué à des jeux de cette sorte. Est-ce quâils en paieraient un jour le prix? Nâavaient-ils pas regagné la France sur le navire mis à la disposition de Bigot? Celui-ci avait pris la précaution dây faire charger tous les papiers de son administration et sâétait fait accompagner par ses amis, et, en particulier, par sa maîtresse la belle Angélique Des Méloizes, et tout son entourage féminin, mesdames de Repentigny, de Lino et Mercier. Quand, cependant, je faisais le relevé de ceux qui étaient partis, je nây voyais pas le nom de Deschenaux, mâétonnant de constater quâil était demeuré à Québec comme un brave, sans peur et sans reproche.
Chapitre 55
Une visite fructueuse
Lâannée 1761 nâaurait rien eu de particulier dans ma vie sans une rencontre que je fis à Montréal. Ce sont des événements de ce genre qui nous laissent croire que les desseins de la Providence nous échappent. Notre fille Françoise devait donner naissance à un enfant au cours du mois dâavril. Justine voulut se rendre auprès dâelle afin de lâassister lors de lâaccouchement. Je me trouvais bien à Verchères, où jâavais fait la paix avec ma sÅur Marie, et je nâavais pas lâintention de me rendre à Montréal. Mais Justine insista tellement pour que je lâaccompagne que je décidai de faire le voyage avec elle. Arrivé chez notre fille, mon gendre voulut me faire rencontrer un de ses amis qui, me dit-il, pourrait éventuellement me donner du travail. Toutefois, jâétais si bien à Verchères que je ne songeais pas à revenir à Montréal et jâaccompagnai mon gendre uniquement pour lui faire plaisir.
Quelle ne fut pas ma surprise, une fois chez cet homme, de croiser nul autre que mon ami Huberdeau! En lâapercevant, je mâécriai:
â Tiens, qui vois-je? Que fais-tu à Montréal?
â Clément! Où étais-tu passé? Je tâai vainement cherché à Québec et personne nâa pu me dire ce que tu étais devenu. Je ne le prononcerai pas fort, mais je te croyais défuntisé.
â Comme tu vois, je suis encore bien vivant et jâespère le rester longtemps.
â à propos, dit Huberdeau, jâen ai long à te raconter sur qui tu sais. Ne pourrions-nous pas en causer devant un bon verre?
Le lendemain, dans une auberge, après avoir un peu tourné autour du pot, sans doute pour sâassurer dâavoir toute mon attention, Huberdeau me dit:
â Te souviens-tu de lâenquêteur Querdisien?
â Celui de qui Justine mâa dit quâil ferait chou blanc? Que vient-il faire de nouveau dans nos jardins?
â Il nâest pas revenu au pays, mais il mâa écrit. Ah! Câest dommage que je nâaie pas sa lettre sur moi, je ne manquerais pas de te la faire lire. Quâà cela ne tienne, je saurai bien tâen résumer le contenu. Dâabord, tu dois savoir que ce cher Cadet a été arrêté et quâil croupit dans les prisons de la Bastille depuis la fin de janvier dernier.
â Vraiment? Quelle bonne affaire! A-t-il fraudé en France et sâest-il fait prendre la main dans le sac?
â Non, il semble bien que ce soit à la suite de sa conduite ici.
â Je présume alors que quelquâun
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