Le mouton noir
gendre:
â Ne tâinquiète pas. Nous ne moisirons pas chez vous. Je vais dâabord tâcher de me trouver du travail et ensuite nous saurons bien nous dénicher un toit quelque part.
Je mesurai alors comment je nâétais pas parvenu, malgré tout le travail que jâavais abattu, à posséder la maison dont jâavais rêvé toute ma vie. Jâétais maintenant aux portes de la vieillesse et je ne détenais pratiquement rien. Montréal était une ville effervescente, malgré et peut-être en raison de ce dont nous étions menacés. Quâallions-nous devenir?
Aucun notaire nâeut besoin de mes services. Je finis par être engagé pour quelque temps par un marchand, ami de mon gendre. Puis, dâun mois à lâautre, je continuai sa tenue de livres et grâce à lui, je pus trouver un appartement que Justine décora convenablement, et notre séjour à Montréal se prolongea près dâune année. Une fois de plus, mon épouse sâusa les yeux sur les robes quâelle produisait, mais non sans retirer de bons profits de ses ventes. Elle sâétait créé une bonne clientèle parmi les dames et les demoiselles de la bourgeoisie.
Je sentais cependant que nous étions un peu comme des oiseaux de passage. Nous avions le bonheur de fréquenter notre fille, et notre fils Alexandre nous fit la surprise de nous annoncer ses noces prochaines avec une jeune femme fort distinguée du nom de Thérèse de Blonval. Son père possédait un vaisseau faisant chaque année lâaller-retour aux Antilles, dâoù il rapportait des boissons prisées par les Anglais comme les Français. On le considérait comme lâun des meilleurs fournisseurs de rhum de Montréal. Le mariage eut lieu au printemps. Notre fille Marie-Louise, bien quâenceinte de plusieurs mois, fit le voyage de Verchères à Montréal pour cette occasion. La noce fut grandiose. Notre famille était de nouveau réunie. Il nây manquait quâIsabelle, dont, de temps à autre, des nouvelles parvenaient à Verchères. Elle et son époux nous laissaient entendre quâils viendraient bientôt nous voir avec leurs trois enfants (deux garçons et une fille), mais lâoccasion ne se présentait jamais et câest moi qui, à la fin, proposai à Justine de leur rendre visite. Mais la Louisiane nâest pas à nos portes et les temps ne se prêtaient pas à un tel déplacement. Nous en parlâmes beaucoup, Justine et moi, mais jamais nous ne pûmes réaliser ce voyage.
Le marchand pour lequel je travaillais vit ses affaires péricliter et, une fois encore, je me retrouvai sans travail. Pilant sur mon orgueil, je décidai alors que nous pourrions jouir dâune vie plus stable et plus tranquille à Verchères, sous le toit qui mâavait vu naître. Lâété étant à nos portes, nous gagnâmes le manoir. Je promis à Justine de mây rendre utile. Mais avant tout, la sagesse venant avec lââge, ne voulant causer aucun problème à Justine si je venais à partir avant elle, je décidai de mettre de lâordre dans mes papiers.
Ce fut en me livrant à cette tâche que je me rendis compte à quel point, au fil des années au service de Bigot, jâavais accumulé passablement de documents: copies de toutes sortes de lettres complètes, de bouts de lettres, de reçus, de registres, dâordonnances, de billets, de déclarations, de factures et de tout ce qui me semblait pouvoir être utile pour démontrer les malversations de lâintendant et de ses comparses. Mais ce dont je me félicitais le plus, câétait dâavoir inscrit au jour le jour dans mon journal les allées et venues de ces prévaricateurs.
Je pus de la sorte classer chaque document que je possédais dans un ordre bien précis et jâavais, en les relisant, lâimpression de posséder tout ce quâil fallait pour confondre ces malfaiteurs. Ainsi me passa sous les yeux la copie du fameux contrat concernant la construction de deux navires, supposément pour le roi, et signée par Jacques Desbrérat et Godefroi Guillaumain, dont Justine avait eu vite fait de découvrir lâidentité, celle de Bréard et dâEstèbe, en reconstituant les lettres de leurs noms.
Je me disais que les fraudeurs
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