Le mouton noir
Je dis à Justine:
â Il nous faut trouver un endroit sûr, sinon nous risquons dây laisser la vie.
â Il nây a pas de lieu plus sûr que le palais de lâintendant quâon nous laisse habiter et que nous avons ordre de bien garder.
Pendant plus de deux mois, pas un jour ni une nuit ne se passa sans que les bombes anglaises tombent sur Québec et détruisent maison après maison. En peu de temps, la Basse-Ville ne fut plus que ruines fumantes. Bientôt, les boulets atteignirent la Haute-Ville. Lâéglise brûla, comme les principaux bâtiments. Dieu merci, vu son emplacement, le palais de lâintendant fut épargné. Nous survivions tant bien que mal, subissant un siège dont nous pensions ne jamais voir la fin. Puis, le 13 septembre, on nous apprit que les Anglais qui occupaient les plaines dâAbraham avaient vaincu notre armée. Quelques jours plus tard, ils entraient dans la ville. Les principales grandes familles avaient été évacuées vers Trois-Rivières et Montréal. Les Anglais sâinstallèrent au palais et nous en chassèrent.
â Quâallons-nous devenir? sâinquiéta Justine.
â Les Anglais ne nous exileront pas, dis-je. Ils ont besoin de nous pour faire marcher le pays. Nous devrons désormais travailler pour eux.
Je récupérai le peu de biens que nous avions. Un charretier nous conduisit du côté de lâHôpital général, dans le seul secteur de la ville qui avait été épargné. Il nous fallait désormais nous trouver de quoi vivre, ce qui était fort difficile. Heureusement, les Anglais, tout comme nous, avaient besoin de manger. Ils laissèrent les quelques marchands demeurés à Québec libres de faire leur travail. Jâallai frapper à la porte du marchand Levasseur, qui avait besoin dâun commis aux écritures. Il mâengagea à condition que Justine travaillât chez lui comme bonne, mais sans rémunération. Nous vivions dans un appartement délabré de la Basse-Ville que les bombardements avaient épargné. Lâhiver fut rude. Notre souci quotidien consistait à savoir si nous aurions de quoi manger. Mais il nous restait un espoir. Le bruit courait que le chevalier de Lévis, réfugié à Montréal, tenterait avec ses soldats de reprendre la ville aussitôt les neiges disparues.
Dès que les routes furent praticables, je proposai à Justine:
â Pourquoi ne tenterions-nous pas de gagner Montréal?
Elle hésitait, mais la pensée de pouvoir y retrouver Alexandre et Françoise vint à bout de ses réticences.
Chapitre 53
Montréal
Quand lâheure fut venue de concrétiser notre projet de gagner Montréal, Justine me demanda dâune voix inquiète:
â Comment penses-tu que nous pourrons nous y rendre?
â Commençons dâabord par rassembler ce que nous désirons transporter là -bas.
Nous nâavions pas beaucoup de biens. Parmi ceux-là , je tenais cependant à conserver lâarmoire et le coffre dont jâavais hérité. Justine apporta les tissus nécessaires aux robes quâelle confectionnait. Un charretier accepta de nous conduire en banlieue, jusquâà lâHôpital général. Là , je mâinformai auprès de lâun et de lâautre sur la façon la plus appropriée de gagner Trois-Rivières, sachant que, rendus là , nous pourrions nous faire conduire à Montréal en barque. Mais avant tout, il nous fallait trouver quelquâun pour nous rendre aux Trois-Rivières. En ce temps de guerre, rares étaient ceux qui se risquaient sur les routes, mais je finis par persuader un charretier chargé de quérir des vivres du côté de Trois-Rivières de nous y conduire avec nos effets. Il ne manqua pas de charger le gros prix, même si nous lui fournissions lâoccasion de ne pas faire le trajet à vide.
Des Trois-Rivières, il fut facile de nous faire conduire à Montréal, car il y avait un grand va-et-vient de vaisseaux sur le fleuve. Comme je le souhaitais, je parvins à laisser mon armoire et mon coffre à Verchères en passant. Marie-Louise et son mari furent fort heureux de notre visite. Je promis à notre fille que nous reviendrions bientôt passer quelque temps en leur compagnie au manoir. Ce fut une joie de voir Justine retrouver
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