Le mouton noir
plaindre.
Nous étions heureux dâêtre de nouveau grands-parents, mais cette fois en ayant la joie de tenir dans nos bras lâenfant nouveau-né. Il y eut tout un conciliabule autour du choix de son prénom. Françoise eut gain de cause, car elle nous demanda dâen être le parrain et la marraine. Aussi, la petite hérita-t-elle du prénom de sa grand-mère. Est-il besoin de dire quel bonheur et quelle fierté en conçut Justine?
Nâayant plus rien à faire à Montréal, je décidai de retourner à Verchères, quitte à revenir chercher Justine quelque temps plus tard.
â Fais donc ça, dit-elle, comme ça nous nâaurons pas à nous préoccuper de ce que tu deviens. à te voir tourner ainsi en rond, nous finirons tous par devenir malades.
Je retournai à Verchères pour en revenir, deux semaines plus tard, chercher une marraine très fière et fort heureuse de son séjour dans la grande ville.
Chapitre 56
Des suites inattendues
De retour à Verchères, je relus fébrilement tous les documents concernant Bigot, me mettant à douter de leur utilité pour lâenquête menée par Querdisien. Cependant je savais que dans ce genre dâaffaires, la moindre information pouvait mener loin. Je me revoyais devant lâintendant, quand il avait laissé entendre dâune voix méprisante, en faisant un jeu de mot avec mon nom:
«Soyez discret et vous ne paierez jamais rien; un mot de trop et vous paierez de vos sous, sinon de votre vie.»
Je me disais que câétait maintenant le temps de faire payer cet homme pour tout le mal quâil avait causé.
Puis les jours passèrent, si bien que je finis par être moins préoccupé par ce passé récent. Puisque je nâavais plus à me soucier du pain quotidien, je pus enfin mâintéresser à un art que jâavais toujours aimé sans pouvoir mây adonner vraiment: le chant. Pendant le siège de Québec, non loin du palais, jâavais croisé à maintes reprises un soldat qui chantait comme un rossignol. Un beau jour, je lâavais arrêté pour lui demander où il avait appris tous les airs quâil fredonnait sans se soucier du temps quâil faisait, non plus que de la situation pénible dans laquelle nous nous trouvions. Il mâavait répondu:
â Ces chansons, je les ai apprises au berceau. Elles me font vivre.
Je nâavais pas oublié ses paroles si pleines de sagesse. Malgré le malheur qui nous accablait, malgré les ruines, malgré la faim, malgré les bombardements, cet homme-là chantait tout le temps. Je me dis, comme il me lâavait laissé entendre: «La chanson fait vivre.» Et comme je voulais respirer encore longtemps, je décidai dâapprendre à chanter.
Nous avions au manoir un clavecin. Marie-Louise en jouait suffisamment pour me montrer les airs de certaines chansons, mais encore fallait-il que jâen trouve la musique et les paroles. En réalité, toute cette passion pour le chant me venait en particulier dâune chanson que ce soldat fredonnait souvent et qui me rappelait à sây méprendre la situation dans laquelle nous étions plongés. Tout ce que jâen avais retenu, câétait son curieux titre: Contre la Poisson . Je tenais tellement à la retracer que je me rendis au fort de Verchères où on me mit en contact avec le musicien qui animait les bals. Je lui demandai:
â Connaissez-vous la chanson intitulée Contre la Poisson ?
â Bien sûr! mâassura-t-il. Il sâagit dâun air satyrique contre la Pompadour.
â Vous pourriez me lâapprendre?
â Certainement, cher ami.
Et bientôt je pus me promener dans le manoir en chantant de ma voix de fausset:
Les grands seigneurs salissent
Les financiers sâenrichissent
Tous les poissons sâagrandissent
Câest le règne des vauriens
On épuise la finance
En bâtiments en dépenses
LâÃtat tombe en décadence
Le roi ne met ordre à rien
Une petite bourgeoise
Ãlevée à la grivoise
Mesurant tout à sa toise
Fait de la Cour un taudis
Le roi malgré son scrupule
Pour elle follement brûle
Cette flamme ridicule
Excite donc tout Paris
Cette petite catin subalterne
Insolemment le gouverne
Et câest elle qui décerne
Les honneurs à prix
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