Le mouton noir
connaissent mieux que quiconque la valeur de toutes les monnaies leur passant entre les mains. Je ne fus pas long à me louer dâavoir écouté le Français. Les louis dâor valaient pas moins de vingt livres, les doublons dâEspagne autant, sinon plus, et les pistoles dix livres. Je me fis donc préciser la valeur actuelle de chaque pièce sur le marché. Fort de cette liste, je calculai, une fois de retour à Verchères, le nombre de louis trouvés dans lâarmoire, de même que le nombre de pistoles et ainsi de suite, et je multipliai le tout par ce quâon mâavait certifié être leur valeur sur le marché. Je me rendis compte que nous étions assis sur une fortune: nous possédions tout près de dix mille livres.
Comment notre grand-père était-il parvenu à mettre de côté une pareille somme? Il est vrai que la construction de moulins rapportait beaucoup et quand il les construisait, il ne dépensait pour ainsi dire pas un sou, étant la plupart du temps logé et nourri, recevant entre cinq cents et mille livres pour son travail. Il devait défrayer le salaire de ses aides, mais il lui revenait certainement une bonne somme pour chaque moulin bâti. Au fil des années, il avait ainsi constitué sa fortune. Je lâimaginais quand, après avoir terminé la construction dâun moulin, il revenait chez lui, tout fier de déposer dans son bas de laine le fruit de six, sept ou huit mois de travail. Il préparait de la sorte ses vieux jours, mais, hélas, il nâavait jamais pu jouir de ce quâil avait si chèrement gagné. Câétaient nous, ses petits-enfants, qui allions profiter de ce quâil nous laissait en héritage. Mais encore fallait-il nous assurer dâen obtenir le juste prix.
Cette fortune me tombait à point du ciel. Moi qui, moins dâun mois plus tôt, désespérais de pouvoir me rendre en France, je pouvais maintenant le faire sans hésiter. Jâaurais à payer quarante à quarante-cinq livres pour le prix de mon passage. Là -bas, je trouverais à me loger et à me nourrir pour quelques livres par jours. Je résolus de répondre à lâinvitation pressante de Querdisien, cela dâautant plus que je sentais quâen accomplissant ainsi mon devoir, je rachèterais du même coup les années où, nâen faisant quâà ma tête, jâavais mené une vie qui mâavait valu le surnom de mouton noir.
Chapitre 59
Le voyage en France
Quand je révélai à Justine mon intention de me rendre en France, elle ne souleva pas dâobjections. Les premiers navires devaient déjà être à lâancre à Québec. Câétait exactement la bonne période pour partir. Je préparai mes hardes et tous les effets dont jâavais besoin pour ce séjour à Paris. Je glissai dans le compartiment du coffre une bourse et tous les documents dont je comptais me servir pour confondre Bigot et les siens.
Abel attela le cheval. Mon coffre fut chargé dans la charrette et tous les habitants du manoir mâaccompagnèrent jusquâau fleuve pour assister à mon départ. Ma pauvre Justine se montrait courageuse, mais je la sentais bien triste de me voir la quitter pour si longtemps. Il avait été question que je fasse un aller-retour. Mais il nâétait pas dit quâune fois là -bas, jâaurais le temps de me rendre à Paris y rencontrer Querdisien et le procureur, leur remettre les documents et revenir à temps à La Rochelle pour monter à bord dâun hypothétique navire sur le point de gagner Québec. Il était donc plus sage de penser que je ne reviendrais au pays quâau printemps 1763. Je me fis conduire à Québec avec ma barque par Arthur LebÅuf et son fils, à qui je demandai de ramener lâembarcation à Verchères.
Dès mon arrivée à Québec, je me précipitai chez Huberdeau afin de le prévenir de mon départ imminent pour la France. Encore me fallait-il obtenir auparavant la permission du gouverneur pour quitter le pays. Ce fut en compagnie de mon ami que je me rendis chercher cette autorisation et il me seconda également dans mes démarches pour obtenir un passage à bord du vaisseau LâAlbatros devant lever lâancre pour La Rochelle quelques jours plus tard. Je pris une chambre à la Basse-Ville
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