Le mouton noir
mais nous avions à démêler dans quel ordre sâétaient déroulées toutes ces fraudes. Grâce aux renseignements précis que vous nous avez fournis, nous sommes maintenant prêts à confondre Bigot lui-même et tous ses acolytes. Sâils viennent à perdre la mémoire quant aux dates, nous avons de quoi la leur faire retrouver.
Je demandai:
â Aurai-je à témoigner?
â Non pas, mais nous vous ferons confirmer en temps et lieu, en présence de toute cette clique, ce que vous avancez.
â Je vous remercie. Je tiens particulièrement à ce que Bigot me voie, lui qui me méprisait et me tenait même comme un simple dâesprit. Je lui ferai la surprise de ma présence.
Le procureur ajouta:
â Ces messieurs ont fini de se faire plaindre et dâavoir recours à tous les passe-droits. Ils vont maintenant goûter vraiment aux rigueurs de la justice.
Je nâosai pas le questionner sur ce à quoi il faisait allusion, mais dès que je revis Querdisien, je lui fis part des paroles du procureur.
â Eh bien, mon ami, je crois quâil est temps dâéclairer votre lanterne. Ces messieurs, depuis quâils sont incarcérés, ont réussi à faire adoucir leur situation par toutes sortes de faveurs.
â Vraiment?
â Hélas oui! Ils sont très riches et rompus à ce que lâon comble tous leurs caprices. Ils étaient habitués à faire bonne chère et ils font les difficiles à propos de la nourriture quâon leur sert. Ils se font apporter un peu tout ce quâils désirent: des bas, des robes de chambre, du tabac, des chemises, des friandises et, bien entendu, du bon vin. Ils peuvent, quand le désir leur en prend, faire venir de la nourriture apprêtée en dehors de la prison. Vous connaissez bien monsieur Péan. Eh bien! Sachez quâil se fait donner une ou deux douzaines de bouteilles de vin chaque semaine et pas nâimporte quel vin, des bordeaux! Il nâest pas question de lui apporter une autre sorte! Il commande continuellement du chocolat et des croquignoles, et comme il a les sous pour payer, on ne manque pas dâexaucer ses vÅux! Pour passer le temps, la plupart de ces messieurs lisent et, en conséquence, réclament constamment des livres. On leur en apporte à profusion. Des vins et des livres⦠Quoi demander de mieux?
Ce beau temps des gâteries se termina pour ces messieurs pas très longtemps après mon arrivée à Paris. Le procureur se préparait à passer à lâaction. Il y avait maintenant près de deux ans quâil travaillait sur cette cause, secondé par Querdisien et dâautres enquêteurs. Quant à Sartine, le juge principal, il était épaulé par pas moins de vingt-six magistrats, qui tous avaient droit de vote sur les sentences devant condamner les coupables.
Jâeus la permission dâassister à maintes délibérations et je ne manquai pas de me faire voir à Bigot et à ses bras droits. Ils avaient lâair moins arrogant que du temps où, à Beaumanoir et au palais, ils volaient allègrement le roi de France et les habitants de la Nouvelle-France en faisant tomber dans leurs goussets des centaines de milliers de livres au nez et à la barbe de tout le monde. Je les regardais et je me disais que si les quelques éléments que jâapportais en preuve pouvaient servir à quelque chose dans leur condamnation, jâavais bien fait de venir en France.
En suivant les délibérations au cours des mois que je passai à Paris, je fus à même de constater comment les enquêteurs, même sans preuves précises, parvinrent à reconstituer un grand nombre des malversations de ces hommes qui nâhésitaient pas à fausser les registres des marchandises en leur faveur, à faire payer ces marchandises en double et en triple au roi, à lui en vendre qui provenaient des magasins de leur propre société, à se payer des bals et des fêtes à même lâargent du souverain, à augmenter à leur guise le prix des denrées, à en faire payer qui ne furent jamais livrées, à créer des listes de fournitures fictives et à les inscrire dans les registres pour se les faire rembourser à deux ou trois reprises sans sourciller, à faire passer au nom du roi des cargaisons leur appartenant
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