Le mouton noir
lâarmée, ont prétendu ne pas posséder de preuves suffisantes contre ces individus et ont acquitté les officiers militaires Rigaud de Vaudreuil, Boishébert et Des Méloizes, et les officiers civils Villers et Barbel.
Quant aux autres accusés, certains sâen tirent par des acquittements. Je mâen tiens aux principaux: les cinq officiers civils, Bigot, Varin, Bréard, Estèbe et Martel, et les quatre négociants Cadet, Corpron, Maurin et Pénissault. Ils ont tous évité la condamnation à mort, bien quâau début certains commissaires recommandassent quâils soient pendus. Dâautres proposaient les galères et le bannissement à vie. Mais ces malfaiteurs, tous comptes faits, sâen tirent relativement bien, vu la gravité de leurs fautes.
Voici donc le jugement final pour chacun dâentre eux. Ils étaient passibles de peines afflictives et de peines infâmantes, câest-à -dire, pour les peines afflictives, le bannissement à vie de France et la confiscation de tous leurs biens, et pour les peines infamantes, des amendes et la restitution au Trésor royal de sommes importantes. Bigot et Varin sont bannis à perpétuité de France et voient leurs biens confisqués. Ils ont à payer mille livres chacun dâamende, et Bigot doit restituer un million cinq cent mille livres et Varin huit cent mille livres. Cadet est banni de Paris pour neuf années. Il doit payer cinq cents livres dâamende et restituer six millions de livres. Sâil nâa pas été condamné à mort, il le doit au fait que comme délateur, on lui a promis la clémence. Bréard est banni de Paris pour neuf ans et doit payer cinq cents livres dâamende et restituer trois cent mille livres. Quant aux garde-magasins Estèbe et Martel, ils sâen tirent avec des réprimandes, une aumône de six livres chacun, et à restituer trente mille livres pour Estèbe, et cent mille pour Martel. Pour ce qui est de Péan, il sâen sort admirablement bien, ne se voyant condamner quâà payer six cent mille livres au Trésor royal. Il doit certainement cette clémence des juges à toutes les intrigues de sa belle épouse qui, je lâai appris récemment, a même réussi à établir une correspondance clandestine avec son mari incarcéré à la Bastille. Elle a inséré quatre lettres sur une toile dans la doublure dâun habit quâelle envoya à son mari. Il paraît que le major Chevalier, chargé de la surveillance de Péan, mit rapidement la main sur ces lettres. Mais la belle intrigante, comme vous pouvez le constater, nâétait pas dépourvue dâastuces.
Je vous signale enfin que le secrétaire Deschenaux est condamné pour sa part à verser trois cent mille livres au Trésor. Je vous fais grâce du reste. Toutefois, afin de vous montrer comment parfois la justice manque de rigueur, je vous informe que, depuis, Cadet a vu lever sa peine de bannissement. Quant à Péan, il a remis sans peine six cent mille livres au Trésor royal sur des lettres de change du Canada et il mène la belle vie dans son château dâOnzain. Pour ce qui est de Bigot, il sâest exilé en Suisse et se plaint, paraît-il, de ne pas pouvoir mener la vie quâil aimerait. Le pauvre, il ne peut plus à sa guise convoquer ses amis à des bals.
Voilà , cher ami, ce qui clôt pour moi lâAffaire du Canada. Je suis maintenant appelé à enquêter du côté des Antilles. Peut-être, si mes affaires me le permettent, ferai-je un saut au Canada. Si tel est le cas, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.
Charles-François Pichon Querdisien Trémais
Je relus cette lettre à plusieurs reprises et, une fois de plus, je mesurai comment la justice des hommes sâavère une bien pauvre panacée. Il semble impossible à ceux qui ont à juger les autres de les condamner réellement aux peines quâils méritent. Bigot et sa bande avaient fait souffrir des milliers de personnes durant des années et des années. Pendant quâils sâempiffraient à qui mieux mieux, des gens crevaient de faim à cause dâeux. Ils auraient tous mérité lâéchafaud et ils sâen tiraient avec des peines en réalité si clémentes quâils pouvaient continuer à vivre comme des pachas grâce
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