Le mouton noir
enfants, et pour Augustine et Jimmio?
â Oui, je savais.
â Comment?
â Ton père est venu ici pendant ton absence.
La réponse prit Clément au dépourvu, car il mit du temps avant de sâenquérir:
â Quâa-t-il dit?
â Ton père est un homme bon. Il nâa pas fait dâéclat quand je lui ai dit que nous étions mariés et que jâattendais un enfant. Il sâest montré étonné que tu ne sois pas encore informé des décès survenus parmi les tiens. Je lui ai alors montré sa lettre, qui nâétait arrivée que le lendemain de ton départ.
â Semblait-il accablé par les grands malheurs qui venaient de le frapper?
â Sûrement lâétait-il, mais comme je le rencontrais pour la première fois, il mâétait difficile de mesurer à quel point. Toutefois, il me faisait beaucoup penser à quelquâun que jâaime bien et qui, quand le malheur le frappe, sâefforce de ne rien laisser percer de sa détresse.
â Quâa-t-il dit dâautre?
â Que les portes du manoir Perré nous étaient ouvertes à tous les deux. Bien plus, il mâa remis cette bourse. âPour vous, a-t-il dit, et pour lâenfant à venir.â
Clément sâoffusqua:
â Je ne veux pas de son argent!
Calmement, Justine répondit:
â Si toi, tu nâen veux pas, moi je le garde, non pas pour moi, mais pour notre enfant à naître. Clément Perré, mets ton orgueil de côté. Nous ne sommes pas riches et nous ne cracherons pas sur des sous qui nous sont donnés de bon cÅur. Ton père est un homme bon et généreux. Je lâai vu par toute son attitude. Si tu ne sais pas lâadmettre, moi je lâai perçu dès que je lâai vu, et il est loin de mâavoir déçu.
Quelques mois plus tard, Justine donna naissance à un garçon quâils prénommèrent Alexandre. Orgueilleux comme toujours, Clément ne voulut pas toucher à un sou de lâhéritage que sa mère lui avait laissé.
Chapitre 18
Les malversations de lâintendant
Au palais, Clément était inondé de lettres et de documents à copier. Son voyage à la pêche au loup-marin lui avait permis de côtoyer beaucoup dâhommes venus dâun peu partout au pays. Il sâétait bien gardé de leur mentionner quâil travaillait auprès de Bégon, car toutes les récriminations quâil avait entendues de la part de ces hommes montraient nettement quâaucun dâentre eux nâapprouvait sa conduite. Ils nâétaient pas dupes. Sans pouvoir le démontrer, tous sâaccordaient à dire que lâintendant profitait de son poste pour se graisser la patte aux dépens du peuple.
â Ces gens, le gouverneur et sa bande, nous mangent la laine sur le dos! grognait lâun.
â Des voleurs, voilà par qui nous sommes dirigés! rageait un second.
â Des voleurs? Bien pire que des voleurs, des escrocs de bas étage! Vous avez vu comme moi ce qui est arrivé avec la farine, et maintenant ils sâen prennent à la viande.
â Comment?
â Savez-vous qui achète tous les bÅufs et les cochons?
â Les bouchers du roi.
â Mais qui les leur paye?
â Messire lâintendant.
â Avec quel argent?
â Celui que le roi nous destine.
â Et qui en tire profit?
â Lâintendant.
Des réflexions de ce genre, Clément en avait entendu plus dâune tout au long de son expédition. La plupart des hommes quâil avait croisés répétaient tous la même chose: «Si lui se permet de nous voler, pourquoi nous ferions-nous scrupule dâen faire autant?» Aussi tout un chacun sâefforçait dâempocher sans se faire de reproches tous les sous possibles, quâils aient été ou non honnêtement gagnés.
Ce fut avec toutes ces réflexions en tête quâun beau midi, par hasard, en passant près du bureau du secrétaire, Clément aperçut au sol un document. Machinalement, il se pencha pour le ramasser. Les premières phrases qui lui tombèrent sous les yeux les lui firent écarquiller. Le secrétaire nâétant pas là , il retourna sur ses pas et, penché sur son bureau, parcourut vivement la première
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