Le mouton noir
palais, la mine basse. Lâinquiétude gagna aussitôt Justine.
â Serais-tu donc malade?
â Non point!
â Que se passe-t-il alors?
â Il se passe que lâintendant sâen retourne en France et quâil nâa plus besoin de mes services. Il garde son secrétaire et ses domestiques, mais à son commis aux écritures dont il ne sâest jamais préoccupé, il donne congé sans même lui souhaiter bonne chance et sans le moindre petit remerciement pour tout le travail accompli. Sâil soupçonnait tout ce que je sais sur ses malversations, peut-être se montrerait-il plus aimable.
Justine lâécoutait sans mot dire, mais tout en elle démontrait à quel point elle était désolée de le voir dans cet état.
â Allons, dit-elle, tu trouveras bien un marchand qui a besoin dâun commis aux écritures.
â Je ne serai pas commis aux écritures toute ma vie. Si je veux un jour posséder moi aussi un château sinon un manoir pour y loger ma princesse, il me faut au plus tôt gagner des sous et je ne connais quâun seul moyen de le faire en peu de temps.
â Lequel donc?
â Le même quâa employé Bégon et qui sert si bien la plupart des marchands.
â Et qui est?
â De me faire marchand et de mâarranger pour vendre mes marchandises avec profit. Nâest-ce pas ce que faisait ton premier mari?
â Câest ce quâil tentait de faire, mais ses profits nâétaient guère fabuleux.
Clément, qui, pendant tout ce temps, faisait les cent pas en parlant, sâassit à la table de cuisine et marmonna:
â Il était sans doute trop honnête.
â Je pense plutôt quâil manquait dâambition. Traverser la mer et sâamuser pendant des mois avant de revenir au pays, voilà qui était beaucoup plus important pour lui que de sâoccuper de son commerce. Faire bonne chère, la bouteille et les plaisirs de toutes sortes passaient bien avant son travail et notre bonne fortune. Ne mâavait-il pas à Québec pour écouler ses marchandises? Les profits que je tirais des ventes, il les engloutissait sans scrupule et il se contentait de me procurer tout juste le strict nécessaire en me fournissant à peine les moyens de nous nourrir, cantonnée dans le vieil appartement où nous sommes. Il nâavait même pas le cÅur de tenter de me faire des enfants.
Tout à son idée, Clément écoutait distraitement. Il dit soudain:
â à compter de ce jour, tous les moyens me seront bons pour faire des sous.
â Tous les moyens, vraiment? Songes-tu sérieusement à ce que tu es en train de dire?
â Non seulement jây songe, mais je le ferai.
â Comment comptes-tu tây prendre? Tu nâas pas dâéconomiesâ¦
â Jâemprunterai les premiers sous de ma fortune.
â à qui et de quelle manière?
â à tous ceux qui voudront bien prêter oreille à mes boniments. Je saurai bien leur vendre la lune.
â Serais-tu déjà las de moi?
â Que non, ma mie, tu le sais bien! Quâest-ce qui me vaut cette question?
â Pourquoi songes-tu à me quitter pour des mois? Tu nâas donc pas été assez échaudé par ton histoire avec Bréard?
Clément sursauta.
â Comment le sais-tu?
â Comment? Jâai pris information là où je le pouvais. Me croyais-tu assez naïve pour ne point mâêtre inquiétée à ton sujet avant de te recevoir et dâaccepter que tu partages ma couche jusquâà me faire des enfants? Allons, mon bon Clément, je ne suis plus une enfant et si je ne tâavais point aimé, jamais tu ne serais venu dans mon lit. Nâempêche que les amis que nous nous faisons influencent souvent les décisions que nous prenons.
â Câest une histoire passée.
â Même si je tâaime et que nous sommes mariés, si jâapprends que tu agis de nouveau de la sorte, je te quitterai sans regret. Tu devras mieux choisir tes amis à lâavenir, ainsi tu risqueras moins de nous mettre dans la peine, car on pourrait me soupçonner dâêtre ta complice. Mais je tâaime et quand jâai appris cette incartade de ta part, jâai tourné quand même la page. Et
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