Le mouton noir
page.
Monsieur lâintendant,
Si jâadmets volontiers que le salaire qui vous est accordé pourrait être plus élevé, cela ne vous autorise pas pour autant à vous servir de votre poste pour vous adonner à augmenter votre fortune personnelle.
Voilà quâon mâapprend que vous avez expédié aux Antilles deux navires chargés de farine et que ce fut cette raison qui vous porta à défendre aux autres navires dâen charger, sous prétexte quâil fallait attendre de savoir si la récolte serait bonne. Nâest-ce pas pour cette raison que par une ordonnance vous avez défendu les achats de blé et résilié tous les marchés qui pouvaient avoir été faits par des particuliers? Bien plus, vous avez acheté toute cette farine à votre compte, ce qui a causé chez les habitants une émeute que vous vous êtes efforcé de faire passer pour une sédition. Cette émeute fut suivie par les plaintes de femmes au sujet de la mauvaise qualité du pain fourni par la boulangerie du roi.
Nous savons maintenant que ces plaintes étaient fondées, puisque après avoir fait monter le prix du blé à quinze et seize livres le minot, vous avez eu la malveillance de vous réserver la fleur de la farine que vous avez fait charger sur les navires du sieur Butler, votre prête-nom.
Entendant soudain du bruit, Clément cessa sa lecture et fila droit vers le bureau du secrétaire. Ce dernier venait à peine dây entrer. Clément joua dâaudace.
â Monsieur le secrétaire, dit-il, voyez ce que je viens de trouver par terre, tout près de votre porte.
Clément lui tendit le document quâil avait pris soin de rouler.
â Très bien, mon bon! grogna le secrétaire en sâen emparant vivement. Auriez-vous eu, monsieur Perré, la curiosité dây jeter un Åil?
â Je me garde bien, monsieur, de ne lire que ce que vous me remettez à copier et jâen ai bien assez, encore que la plupart du temps, tous ces grands mots et ce baragouin me passent cent pieds par-dessus la tête. Je ne sais comment vous faites pour nager là -dedans jour après jour et ne jamais souffrir dâhorribles maux de tête.
Un début de sourire sâesquissa sur les lèvres du secrétaire, qui dit:
â Je ne comprends pas, monsieur Perré, que vous ayez ramassé ce document à ma porte sans que je me sois avisé moi-même de le voir en revenant ici.
â Sans doute étiez-vous absorbé, selon votre habitude, par la lecture dâune ordonnance ou dâune lettre qui vous aura empêché de le voir.
Afin dâéviter de trop éveiller lâattention de Clément, le secrétaire nâinsista pas et se contenta de lâinterroger:
â Où alliez-vous de ce pas?
â Là où la nature nous force à nous rendre quelques fois par jour.
Quand, un peu plus tard, Clément emprunta le corridor menant aux latrines, il poussa un long soupir. Il savait désormais que ses soupçons ne pouvaient être plus fondés. «Y a-t-il en ce bas monde, songea-t-il, des hommes assez droits pour ne pas se laisser tenter de faire fortune sur le dos de leurs voisins?» à peine sâétait-il posé cette question que lui vint à lâesprit lâimage de son père. Il sâarrêta et se dit: «Force mâest dâadmettre que mon père est un homme intègre. Mais quel mérite a-t-il? La fortune de son oncle lui a permis de ne plus avoir de soucis devant la vie. Il est vrai cependant quâil aurait pu, étant riche, abuser de son pouvoir aux dépens de plus pauvres que lui, ce que, jâen conviens, il nâa jamais fait.»
Cette pensée à peine chassée, une autre, moins agréable, sâimposa à lui: le souvenir des mille livres quâil devait toujours à son père.
Chapitre 19
De nouveau devant rien
Cinq ans plus tard, Clément nâavait toujours pas remboursé son père et ne voyait toujours pas par quel moyen il y parviendrait un jour. Il travaillait encore comme commis aux écritures auprès de lâintendant, mais il parvenait à grand peine à faire vivre les siens. Sa famille comptait déjà trois enfants. Outre Alexandre, Justine avait mis au monde deux filles, Isabelle et Françoise.
Un beau matin de 1726, Clément revint du
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