Le mouton noir
chasse à la baleine. Il quitta Verchères avec ses deux barques, lâune à la remorque de lâautre. Quand il atteignit Québec, il passa outre, prenant le temps dâaller amarrer sa deuxième barque à un quai du côté de Saint-Michel. Ces lieux lui étaient familiers quand il pêchait lâanguille.
«Un homme qui remorque une chaloupe est bien vite repéré, se dit-il. Pour ce que je compte faire, il ne faut pas quâon me remarque.»
Il attendit que le soir tombe; alors, il dirigea tranquillement son embarcation vers Québec, où il échoua sa barque à minuit passé.
Il attendit dâêtre certain de ne rencontrer personne dans la rue. Transportant sur son dos une poche remplie de chiffons imbibés dâhuile, il se dirigea lentement vers le magasin de la Compagnie des Indes occidentales. Bien décidé à mettre le feu au magasin, il plaça ses chiffons le long du mur le plus exposé au vent. Puis, entendant du bruit, il se cacha dans lâombre. Un homme passa non loin de lui en allongeant le pas vers la place Royale.
Cette diversion suffit à Clément pour reprendre un peu ses esprits. Il tenait à se venger contre les bourgeois qui lui avaient fait perdre son gagne-pain, mais il se mit à réfléchir aux conséquences de son geste. Sâil était pris, il était assuré dâêtre aussitôt condamné à mort. Aurait-il le courage de résister à la Question? De plus, valait-il la peine de risquer sa vie pour se venger? Enfin, sâil mettait le feu, il y avait de fortes chances pour que le gardien de nuit du magasin y laissât la vie.
Tournant le dos au magasin, il regagna lentement lâendroit où il avait laissé sa barque. Vers les deux heures, il monta dans son embarcation et la laissa dériver au milieu du fleuve, avec la marée. Longtemps, son regard resta braqué dans la direction de lâentrepôt de fourrures. Il imagina le spectacle auquel il aurait assisté si des flammes sâétaient élevées dans les airs comme il lâavait souhaité.
Clément regrettait un peu de ne pas sâêtre rendu au bout de son dessein. Il envoya tout de même paître tous ces bourgeois qui sâengraissaient sur le dos des pauvres gens par des moyens malhonnêtes. Déjà , il imaginait le moyen de leur nuire dâune autre façon.
«Vous, les bourgeois qui détenez le monopole du commerce des fourrures, grommela-t-il, mâavez fait perdre mon gagne-pain, ce qui me cause un tort énorme. Vous avez volé un honnête homme. Sachez quâil saura bien, en temps et lieu, vous rendre la monnaie de votre pièce. Jâen fais le serment cette nuit.»
Arrivé du côté de Saint-Michel, il échoua sa barque et attendit le lever du jour pour récupérer sa deuxième embarcation. Quelques jours plus tard, du côté de Kamouraska, alors quâil commençait à sâadonner à la chasse à la baleine, il apprit par un des pêcheurs arrivés de Québec que le magasin de la Compagnie des Indes occidentales avait presque entièrement brûlé. Des milliers de peaux de fourrure, le travail de nombreux mois de traite, étaient perdus. «Quelquâun, se dit-il, avait donc eu la même idée que moi. Que la Providence en soit remerciée!» Il demanda:
â Sait-on comment le feu a pris?
â Il semble bien que ce soit un incendie criminel, mais personne ne peut en témoigner.
â Les bourgeois doivent être furieux!
â Qui ne le serait pas à leur place? Personne nâose le dire, mais les gens sont nombreux à rire sous cape et à se réjouir de leurs déboires. Quand on détient un monopole, il arrive parfois que justice se fasse et quâon finisse par avoir ce quâon mérite. Ce nâest pas moi qui vais les plaindre, oh que non!
Clément sâinstalla à Kamouraska pour participer à la chasse à la baleine. Comme il était propriétaire de deux barques, il en loua une à quatre hommes venus expressément pour cette activité. Lui-même monta dans son autre barque avec trois pêcheurs basques expérimentés. Comme il nâavait jamais chassé de baleine, il voulait le faire en compagnie dâhommes habitués à ce genre de pêche. Ils lui expliquèrent de quelle façon se rapprocher de
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