Le mouton noir
autre, je décidai de prendre note au jour le jour de tout ce qui se passait chez lâintendant. Quels visiteurs recevait-il? Où se réunissaient-ils? Quelle était leur humeur à leur arrivée et à leur départ?
Je ne fus pas long à comprendre pourquoi il nous était interdit, quand nous étions à Beaumanoir, de nous aventurer au sous-sol. Câétait tout simplement là que se tramait lâavenir de la Nouvelle-France.
Chapitre 42
Bréard et Estèbe
Le lendemain de mon entrée en fonction, en me rendant au marché, jâentendis par hasard une femme prononcer un nom qui me fit sursauter. Jâallais acheter un pain quand, en passant devant son étal de fruits et légumes, la marchande dit à sa voisine:
â Mon homme est revenu de la pêche au loup-marin plus tôt que prévu.
â Comment ça?
â Il paraît que les terres où ils allaient pêcher ont été données à un dénommé Bréard et au magasinier. Quand ils sont arrivés pour la pêche, mon mari et les autres ont été repoussés au large par leurs hommes.
Je mâapprochai et demandai:
â De quel Bréard parlez-vous?
â Je lâignore, câest mon mari qui a dit ce nom.
â Et votre mari, il y a moyen de le voir quelque part?
â Il doit être à prendre un coup à lâauberge du Chat noir.
â Comment se nomme-t-il?
â André Morand. Câest un rouquin pas très grand.
Je me dirigeai sans perdre de temps au Chat noir. Lâhomme, que je reconnus tout de suite à sa crinière, y était en grande conversation avec dâautres qui me semblaient passablement furibonds. Je pris le temps de me faire servir un verre de rossoli avant de mâapprocher dâeux. Ils parlaient abondamment dâEstèbe et de Bréard. Quand jâeus ma chance de placer un mot, je leur demandai:
â Quelquâun peut-il me dire quel est ce Bréard dont vous parlez?
â Le nouveau contrôleur de la Marine, me répondit un type au regard aussi noir que sa tignasse.
â Serait-ce René Bréard?
â Tout ce quâon sait, dit le dénommé Morand, tu viens de lâapprendre. Mais que veux-tu savoir à propos de ce Bréard? Serais-tu un de ses amis?
â Non point. Je dois un chien de ma chienne à René Bréard. Si câest lui, il va mal dormir.
â Et si câen est un autre comme lui, tu pourrais lui régler son compte à notre place! sâexclama lâun dâentre eux au grand plaisir de ses amis.
â On verra bien, dis-je en vidant mon verre.
Je les laissai pour me diriger au bout du marché, où je savais pouvoir habituellement trouver mon ami Pierre Huberdeau, un négociant toujours bien informé au sujet des nouveaux arrivants. Je lâabordai sans détour:
â Pierre! Peux-tu me dire qui est ce Bréard tout juste arrivé chez nous?
â Jacques-Michel Bréard, le nouveau contrôleur de la Marine. Il est ici de quelques jours à peine. Eh bien, Clément, toi qui travailles auprès de lâintendant, tu ne me feras pas croire que tu nâavais pas entendu parler de lui? à ce que je vois, Deschenaux et lâintendant ne sont pas pressés de nous le faire connaître. Ils ont été plus diligents à le faire gratifier de terres sur la côte du Labrador.
â Jâai entendu dire que quelquâun dâautre a reçu des terres au même endroit et en même temps que lui.
â Lâautre, câest Guillaume Estèbe, le garde-magasin de Québec. Bigot semble placer ses pions.
Les explications de mon ami clarifiaient la situation dans mon esprit. Ainsi Bréard, le nouveau contrôleur de la Marine, devenait lâami, sâil ne lâétait pas déjà depuis quelque temps, de nul autre quâEstèbe, le garde-magasin du roi.
â Il paraît, repris-je, que les deux comparses se sont emparé de tout ce que les pêcheurs de loup-marin avaient installé sur leurs terres. Ils ont veillé à ce que les pêcheurs ne puissent plus avoir accès à ces lieux. Câest ce dont causaient quelques hommes à lâauberge du Chat noir, il y a un instant à peine.
â à ce que je vois, dit mon ami Huberdeau, lâintendant fait tout pour les mettre
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