Le mouton noir
de se faire remarquer, câest de se faire attendre.
â Câest le privilège des grandes dames, tenta dâatténuer maître Barolet.
â Pouah! enchaîna dédaigneusement lâautre. Savez-vous ce quâelle fait présentement? Elle tente dâimaginer ce quâelle pourrait concocter pour se faire remarquer davantage. Je vous gage, mon cher Barolet, quâen ce moment même, elle jette un coup dâÅil à son miroir et lui en veut de ne pas refléter lâimage quâelle désirerait tant y voir.
â Vous exagérez comme toujours! protesta le notaire. Tout le monde, sauf vous, sâentend pour la trouver fort jolie.
â Jolie comme un épouvantail à moineaux, oui! Elle doit être en train dâajuster sa perruque, dâajouter un peu de poudre ici et là où je pense, tout en rembourrant son corsage. Quand on nâa pas de seins et rien dâautre à montrer quâun long cou surmonté dâune tête de linotte, on se cache derrière un éventail. Vous verrez! Elle va entrer en sâéventant. Vous avez deviné pourquoi ils chauffent tellement? Pour lui donner raison de paraître avec cet instrument à la main!
Panet continua à médire ainsi pendant que les invités causaient en élevant de plus en plus le ton à chaque verre.
â Regarde-les, chuchota-t-il en les imitant discrètement. Lâintendant Hocquart ressemble à un croque-mort. Lâévêque Pontbriand, que dis-je, lâévêque pas brillant, fait baiser son anneau à qui mieux mieux. Quelle bande dâhypocrites! Ils font semblant de se sentir bien alors quâils ne sont pas capables de se sentir. âBonjour monsieur le gouverneur! Votre Grandeur se porte-t-elle bien?â Et Sa Petitesse de répondre par de petits roucoulements, puis tout ce beau monde de se féliciter et de se congratuler en multipliant les sourires forcés.
Plus Panet avait continué de se moquer, plus Barolet sâétait agité sur sa chaise. Son supplice ne sâétait terminé quâau moment où, enfin, la belle avait daigné paraître. Un silence admiratif avait gagné les invités, anéantissant dâun coup toutes les médisances du notaire Panet. Cette femme avait réellement fière allure. Et câétait cette même prestance que jâavais retrouvé ce jour-là à Beaumanoir.
Chapitre 41
Chez lâintendant
Quelques jours après cette rencontre inopinée, je fus avisé que lâintendant acceptait de me prendre à son service. Je me rendis donc à Beaumanoir, lieu temporaire de son séjour. Le majordome, qui mâavait apostrophé quelques jours plus tôt, et dont la Sultane mâavait tiré des griffes, me fit les honneurs de la maison. Cet homme mâintriguait par ses gestes brusques et son air solennel. Il me paraissait vieux comme le monde, un Mathusalem perdu en Nouvelle-France: jamais un sourire, jamais un mot plus haut que lâautre. Pourquoi lâintendant le gardait-il à son service? Cette question me trottait dans la tête pendant que nous arpentions le salon meublé de fauteuils venus de France, de tables à cartes révélant le goût marqué de lâintendant pour le jeu, et de chaises à haut dossier et de sièges capitonnés de velours rouge, prostrés comme des moniales en attente dâun miracle. Des rideaux or masquaient les hautes fenêtres. Un foyer de granit rose semblait veiller, tel un chien de berger, sur cette pièce encore remplie des rires de la veille. Lâintendant y avait donné à ses invités un bal fort goûté, au dire des domestiques, qui, à mon arrivée au déjeuner, mâen avaient décrit les moindres incidents.
Le majordome me montra tout au fond du salon un escalier de pierre sâenfonçant dans les entrailles du manoir.
â Mon ami, commenta-t-il en désignant de lâindex le sous-sol, cet endroit vous est formellement défendu, comme dâailleurs à tout le personnel de ce manoir. Si jamais je vous vois rôder dans ce coin, vous serez congédié sur-le-champ.
Je fis celui qui nâavait pas bien saisi.
â Pourquoi?
Le majordome sâoffusqua:
â Ãcoutez ce que je vous dis sans poser de questions idiotes.
Je me demandai ce que pouvaient cacher les voûtes du
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