Le mouton noir
mâapprêtais à retourner dâoù je venais quand la jeune femme me retint et sâadressa à lâintendant.
â Mon ami, nâavez-vous pas laissé entendre dernièrement que vous souhaitiez trouver un nouveau clerc fiable pour seconder ce cher Descheneaux?
â En effet!
â Alors pourquoi ne profitez-vous pas tout de suite de lâaubaine? Voici un clerc dont Barolet est satisfait, puisquâil travaille pour lui depuis quatre ans. Sans doute saurait-il répondre à vos attentes.
â Si on ne vous avait pas, dit Bigot, il faudrait vous inventer!
â Mais vous mâavez, répliqua-t-elle dâune voix enjouée, vous nâavez donc point à le faire.
â Et qui sây risquerait, renchérit lâintendant, ne pourrait égaler lâoriginal.
La remarque de lâintendant la fit sâexclamer.
â Câest trop de flatteries!
Lâintendant, qui durant tout ce temps nâavait dâyeux que pour elle, les tourna à regret vers moi.
â Vous pouvez disposer, dit-il, jâaviserai et nous vous ferons signe, le cas échéant.
Ce fut ainsi que, pour mon plus grand malheur et parce que jâespérais une meilleure rémunération, grâce à lâintervention de la belle Angélique Des Meloizes et au grand déplaisir de maître Barolet, jâentrai comme clerc au service de lâintendant Bigot. Sans le savoir, jâallais travailler pour la pire bande dâescrocs vivant en Nouvelle-France. Jâavais vu agir lâintendant Bégon, mais Bigot allait le surpasser, et de beaucoup.
Chapitre 40
Angélique Des Méloizes
Est-il besoin dâavouer quâen apercevant la si belle créature qui mâavait conduit auprès de lâintendant, je fus fort ému et tentai de me souvenir où je lâavais déjà vue? à force de me creuser les méninges, la mémoire me revint. Quatre années plus tôt, un peu contre mon gré parce que pressé par Justine, alors que je commençais à travailler pour le notaire Barolet, jâavais assisté au contrat de mariage du sieur Péan et de cette gracieuse femme, la belle Angélique Des Méloizes. Sans doute nâétait-elle pas aussi sémillante à cette époque, ou encore nâavais-je pas lâesprit aussi éveillé, car je ne lâavais pas reconnue de prime abord. Pourtant, en y songeant bien, plusieurs détails de cette journée mâétaient demeurés en mémoire.
Il faisait froid à pierre fendre. Câétait en plein mois de décembre. Toutefois, il faisait chaud à mourir chez les Des Méloizes. Chauffés à outrance, les foyers répandaient une si grande chaleur que tout ce beau monde poudré suait à grosses gouttes. On avait dâailleurs rarement vu pareil déploiement pour un simple contrat de mariage. Le notaire Panet, qui secondait son maître, soupirait dâimpatience, et grognait à tout instant:
â Va-t-elle daigner enfin paraître, la prétentieuse!
Barolet le faisait taire:
â Chut! Nous nâavons pas à commenter.
Panet se taisait une minute, puis récidivait en haussant le ton:
â Que fait-elle donc, cette pie coquette?
Heureusement, les invités, qui au début sâétaient contentés de chuchoter, parlaient maintenant à voix haute, leurs conversations se ponctuant dâéclats de rire qui étouffaient les grognements du notaire Panet.
Un bon nombre de dames avaient répondu à lâinvitation, par curiosité dâabord, par intérêt ensuite. Toutes se voulaient dans les bonnes grâces du couple Péan.
â Câest Péan pour tout de suite, mais ça deviendra payant à la longue, glissa malicieusement le notaire Panet, lâair méprisant.
Maître Barolet, qui gardait ordinairement son calme, se montra offusqué et lança:
â Vous pourriez garder pour vous vos réflexions déplacées!
La future continuait cependant à se faire attendre. Nous étions installés depuis plus dâune heure, prêts à rédiger le contrat, mais elle ne donnait pas signe de vie. Panet se grattait, pianotait nerveusement et poursuivait ses insinuations malveillantes:
â Quand on nâa quâun beau corps et lâesprit que les autres nous prêtent, la seule façon
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