Le mouton noir
mâavait jamais vu.
â Qui est ce nouveau venu?
â Le commis aux écritures que nous attendions avec impatience et que je vous ai présenté.
â Celui recommandé par la Sultane?
â Oui, celui-là !
â Comment vous appelez-vous déjà , mon brave?
â Clément Perré.
â Madame Péan a sans doute été émue par votre nom. Elle se sera dit quâau moment voulu, vous paierez, dit-il dâun ton méprisant. Soyez discret et vous ne paierez jamais rien; un mot de trop et vous paierez de vos sous, sinon de votre vie.
Se tournant ensuite vers Deschenaux, il lui fit, en ma présence, les recommandations dâusage à lâégard «de ce commis», ces derniers mots prononcés du ton le plus méprisant qui fût. à peine lâintendant avait-il quitté la salle que le secrétaire mâapostropha comme sâil était le grand inquisiteur lui-même et comme sâil me voyait pour la première fois:
â Après tout, je ne connais rien de vous! Dâoù êtes-vous?
Jusque-là , il mâavait sans doute classé parmi les gratte-papier pas très futés. Ce premier contact avec lâintendant me laissait un goût amer. Déjà , avec ses airs suffisants et sa manière de me faire passer pour un idiot, Bigot mâétait devenu antipathique. Je décidai de jouer mon rôle à fond et, par mes réponses, de faire croire au secrétaire et à tout le monde que mes moyens étaient vraiment limités. Après tout, me disais-je, on ne se méfie pas de celui que lâon croit imbécile.
â Je suis dâici, répondis-je.
â Mais dâoù, encore?
â De Québec.
â Où avez-vous travaillé?
â Chez maître Barolet.
â Il était content de vos services?
â Ãa doit!
â Où avez-vous appris à écrire?
Je mentis.
â Chez maître Barolet.
â Que vous faisait-il écrire?
â Des contrats.
â Quây avait-il dans ces contrats?
â Je lâignore.
â Vous lâignorez?
Je voyais que mes réponses commençaient à lâénerver.
â Je ne le sais pas, moi, monsieur, je ne fais que copier.
Ma réponse sembla le satisfaire, car je le vis se détendre et esquisser même un début de sourire. Il préférait certainement que je ne porte pas attention au contenu des documents. Il mâen confia justement quelques-uns à copier. Je me mis sans tarder à la tâche, espérant, en copiant un de ces documents, tomber sur quelques pièces compromettantes, mais il sâagissait tout simplement dâinformations délivrées aux commandants des forts touchant la façon de commander des armes, des uniformes, des munitions et dâautres denrées.
«Il y a un commencement à tout, me dis-je. Je finirai bien par mettre la main sur des pièces plus intéressantes et alors je ne manquerai pas dâen faire les copies nécessaires. Je saurai bien reconstituer le casse-tête. Mais, en attendant, il faut me faire oublier le plus possible.»
Chapitre 44
Montréal se prépare
Il y avait maintenant quelques mois que jâétais à lâemploi du secrétaire de lâintendant François Bigot. De Beaumanoir, nous étions revenus au palais de lâintendant, à Québec. Je mâefforçais de satisfaire Deschenaux, qui semblait content de mon travail et ne trouvait rien à redire. Il me regardait de haut, avec un certain mépris, en me prenant pour un subordonné sans ambition. Aussi ne se méfiait-il pas de moi. Pourtant, non seulement étais-je assuré que lâintendant et ses bras droits ourdissaient quelque complot contre le peuple quâils gouvernaient, mais jâaccumulais les pièces à conviction comme un collectionneur les objets de sa passion. Je travaillais comme un esclave, pratiquement jour et nuit, et ne refusais jamais aucune tâche, si bien que Justine rouspétait. Je transcrivais tout ce quâon me demandait sans mot dire, pour un salaire de misère, tout cela afin dâaccumuler, sans quâon le soupçonnât, le plus grand nombre possible de preuves de leurs malversations.
Jâavais dâailleurs une bonne alliée sur place, puisque Justine, en tant que servante au palais,
Weitere Kostenlose Bücher