Le mouton noir
en raison de son mépris pour maître Barolet, mâavait recommandé à lâintendant. Par lâéclat de sa beauté, elle reléguait son mari dans lâombre. Ne disait-on pas que toutes les qualités de Péan résidaient dans les charmes de son épouse? Il sâen accommodait fort bien, préférant de toute évidence se tenir en retrait. Cet officier militaire laid et bossu considérait tout, comme je lâappris par la suite, avec lâÅil du tacticien, tel un joueur dâéchecs plaçant pions, fous, chevaux, roi et reine à ses propres fins. Pour sâattirer les grâces de lâintendant, la chose était on ne peut plus flagrante, il lui poussait sa femme dans les bras.
Ambitieuse et sûre de ses moyens, celle-ci jouait le jeu sans détour, usant de ses charmes pour les fins les plus basses. Je lâentendis, un jour, confier à son mari:
â Péan, crois-moi, notre vie commence aujourdâhui. Mon charme allié à ton intelligence fera notre fortune. Dans quelques années, nous pourrons nous offrir la France, avec toutes ses folies et tous ses avantages.
En lâentendant parler avec autant de certitude et dâenthousiasme, son mari avait esquissé un sourire, chose rare chez lui. Ses petits yeux de souris sâétaient allumés dâadmiration devant celle quâil adorait et pour qui tous les trésors du monde, il en était persuadé, ne suffiraient jamais. Il sâétait contenté de dire:
â Je nâen doute point et je vous le devrai.
Au moment où les Péan offraient leurs civilités, deux autres invités entrèrent. Ils se connaissaient bien à lâévidence, car leurs échanges étaient vifs et cordiaux, et ce fut en riant quâils saluèrent Bigot. Quelques jours plus tard, jâappris qui ils étaient. Je surpris cette conversation entre les trois hommes:
â à ce que je vois, les affaires vont bien, messieurs, insinua lâintendant en leur donnant la main.
â Elles iront mieux demain, reprit le plus âgé des deux en retroussant le nez, quâil avait fort long.
â Vous me semblez bien sûr de vous, mon cher Bréard. Dâoù vous vient tant dâassurance?
â Dâune invitation comme la vôtre ne peut résulter que la richesse.
â Que dâillusions, mon cher ami! clama lâintendant en faisant mine de sâindigner. Je suis dâabord ici pour la bonne fortune du roi et de notre pays.
â Lâun ne va pas sans lâautre, fit remarquer fort à propos le compagnon de Bréard.
â Tiens! se moqua lâintendant, Claverie a retrouvé la parole.
â Je ménage mes mots tout autant que mes sous, murmura ce dernier, et jusquâà ce jour je nâai pas eu raison de mâen plaindre.
â Que de sagesse dans vos propos, mon ami! Si un jour, jâai besoin dâun conseiller, je saurai vers qui me tourner.
â Vous nâauriez pas à vous en repentir, enchaîna Claverie. Je suis de ceux qui savent à la fois se taire et agir.
Bigot constata:
â Ce nâest pas la modestie qui vous étouffe, mais jâaime les hommes qui connaissent leur valeur et nâhésitent pas à lâafficher.
Pendant cette conversation, Bréard souriait vaguement, le regard perdu au-delà des murs de Beaumanoir.
â Votre ami Estèbe ne vous accompagne pas? questionna à brûle-pourpoint lâintendant.
Perdu dans ses pensées, Bréard sursauta.
â Il ne devrait pas tarder, Votre Majesté!
â Appelle-moi simplement monsieur lâintendant, se moqua Bigot.
La méprise de Bréard fit bien rire la Sultane. Ce fut ce moment précis que choisit pour entrer le garde-magasin du roi, Guillaume Estèbe, dont on disait quâil ne savait ni rire ni sourire. Il marcha droit vers Bigot, fit la révérence et dit dâun air entendu:
â Nous avons fait bonne chasse!
Les autres se regardèrent en souriant. Que voulait dire Estèbe? Rappelé à son devoir dâhôte, lâintendant les invita à être tous là dans une heure pour une rencontre dâaffaires.
Ensuite lâintendant, qui, comme tous les autres, ne sâétait pas soucié jusque-là de ma présence, sâadressa à Deschenaux comme sâil ne
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