Le mouton noir
sous-sol pour valoir un tel avertissement. Je me promis de prendre information auprès des autres serviteurs: ils avaient sûrement leur opinion à ce sujet.
à lâopposé du salon, toujours au rez-de-chaussée, se trouvait la salle à manger où trônait une massive table de noyer de France avec une douzaine de chaises à sièges cannés. Les murs étaient ornés de tapisseries verdures de Flandre rappelant les verts tendres des forêts avoisinantes. Ce nâétait que la maison dâété de lâintendant, mais rien de ce quâil y a de plus beau ni de plus cher nây manquait. Quelques armoires de pin sâalignaient le long du mur où sâouvrait la porte menant aux cuisines, derrière lesquelles se trouvaient les quartiers des domestiques. Je connaissais déjà ce secteur pour y avoir déjeuné, mais le majordome insista pour me le faire visiter, dans le but évident de faire sentir son autorité aux domestiques.
à lâétage, auquel on accédait par un escalier central, se trouvaient deux corridors donnant accès, dâun bout, aux chambres des invités et, de lâautre, aux appartements de lâintendant. Au centre, une pièce aménagée en boudoir servait dâantichambre au salon et à la chambre de lâintendant. Tout près se situait la pièce occupée tout le jour par son secrétaire, le sieur Deschenaux. Ce fut là que le majordome se dirigea. Après avoir discrètement frappé à la porte, il annonça:
â Monsieur! Votre nouveau commis aux écritures.
Un grognement se fit entendre de lâautre côté de la porte.
â Fais-le entrer!
Je pénétrai sans plus attendre.
â Bonjour, monsieur, dis-je. Clément Perré, pour vous servir.
Le secrétaire mâexamina de pied en cap. Câétait un homme aux cheveux gris, tout de noir vêtu. Il arborait sur la joue droite une tache de vin grande comme un écu. Ce fut dâabord tout ce que je retins de son visage étroit, puis jâaperçus, comme autant de surprises, ses deux oreilles déployées en feuilles de chou et son nez busqué où reposaient des lunettes dont les montures disparaissaient sous des sourcils broussailleux. Je restai ensuite fasciné par sa bouche tordue sur un menton en pointe de charrue.
Après avoir feuilleté un moment un registre, il y écrivit quelques mots sans plus se préoccuper de moi, puis, semblant revenir sur terre, il me dit sans lever la tête:
â Vous étiez clerc chez Barolet?
â Oui, monsieur!
â Ici, il ne faut pas poser de questions. Vous nâavez quâà transcrire, rien de plus.
â Jâécrirai ce que vous voudrez, monsieur.
â Faites ça, jeune homme, et vous nâaurez pas à vous en repentir.
Sur ce, il mâindiqua une table sur laquelle étaient posés quelques plumes et un encrier. Dâune armoire, il tira une liasse de papier neuf quâil déposa sur la table.
â à lâouvrage, dit-il en me tendant un registre. Transcrivez-moi ces pages, que je vois ce que vous valez.
Ce fut ainsi que je commençai mon travail au service de lâintendant Bigot.
En mâengageant, lâintendant me garantissait une chambre à Beaumanoir, et au palais quand il lâhabitait. Jâavais aussi droit à tous mes repas avec les serviteurs. Comme jâétais marié, je demandai que Justine pût vivre également à Beaumanoir et au palais. Voilà pourquoi on accepta de lâajouter aux servantes, ce qui la décida à quitter définitivement Verchères pour que nous reprenions notre vie commune.
Le soir de ce premier jour à Beaumanoir, je mâentretins de leur travail avec les serviteurs. Je me rendis vite compte que la plupart dâentre eux soupçonnaient que tout nâétait pas blanc dans la conduite de lâintendant et de ses acolytes. Ils ne le disaient pas ouvertement, mais des réflexions comme celle du cuisinier étaient éloquentes: «Il a plusieurs bras droits, ce qui fait plusieurs mains, beaucoup de bouches et beaucoup de bourses.»
Mon expérience auprès de lâintendant Bégon mâavait mis la puce à lâoreille. Je résolus de protéger mes arrières. Pensant que ça pourrait mâêtre utile à un moment ou à un
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