Le mouton noir
Québec: six cents barils de lard, trois cent cinquante dâeau-de-vie, cent de farine et quatre-vingt-quinze tonneaux de vin. Je mourais dâenvie de savoir à quel prix ces denrées avaient été achetées et combien elles seraient vendues.
Je dis à Justine:
â Je suis certain que lâintendant touche un pourcentage sur tout ce qui se vend. Malheureusement, je ne suis pas en mesure de le prouver. Lui et ses amis Bréard et Péan sâenrichissent à nos dépens. Un jour, jâapprendrai combien ce commerce leur rapporte.
â Même si tu savais tout cela, quâest-ce que ça te donnerait?
â Je pourrais enfin prendre ma revanche sur ces bourgeois qui mâont jadis enlevé le pain de la bouche.
â Je vois que tout cela tâest resté sur le cÅur.
â Comment pourrais-je oublier? Je suis persuadé que si la justice existe ici-bas, ces hommes devront payer pour toutes les souffrances que leur avidité sans borne nous a causées. Comme je travaille auprès de ces coquins, je ne veux pas risquer dâêtre emporté dans la même tourmente quâeux. Voilà pourquoi je tiens tant à conserver toutes les preuves de leurs malversations afin de me protéger, le cas échéant.
Chapitre 51
Des registres contrefaits
Puis, comme pour me confirmer dans mes doutes, arriva lâépisode des registres contrefaits. Il est bien connu quâen lâabsence du chat, les souris dansent. Connaissant bien les malversations auxquelles se livrait le commissaire Varin, je nâavais guère de mal à imaginer les tractations que menait cet homme sans scrupule. Aussi, je mâaperçus que dès son retour de France, lâintendant, qui nâavait sans doute pas la conscience tranquille, sâagita de belle façon. Pour demeurer dans la même veine de maximes, je dirais quâil craignait que le chat sorte du sac. Redoutant que Varin ait découvert durant son absence ses manigances, Bigot décida de protéger ses arrières en faisant réaliser de faux registres. Ces transcriptions demandaient des heures et des heures de travail. Le secrétaire Deschenaux était débordé. Ne pouvant plus suffire à la tâche, il eut la bonne idée de faire appel à mes services. Qui mieux que moi, le petit commis aux écritures pas très futé, pouvait remplir cette tâche?
Un beau matin, Deschenaux mâaborda avec toute la hauteur dont il était capable pour me dire:
â à compter de ce matin, jâai un travail particulier à te confier. Jâignore si tu vas être en mesure de lâexécuter.
â Je veux bien le tenter.
â Tu vas dâabord faire un essai.
Il me remit une feuille sur laquelle il avait aligné une colonne de chiffres vis-à -vis desquels, à gauche, figuraient les quantités de diverses denrées. Il sâagissait pour moi de retranscrire toutes ces quantités en diminuant leur valeur de moitié. Je passai le test avec brio et désormais, je consacrai toutes mes journées à falsifier les registres officiels. Je risquais gros, mais jâavais aussi beau jeu puisque jâavais tout loisir de retranscrire des pages du premier registre et de les conserver pour ma défense éventuelle, ce que je ne manquai pas de faire.
Depuis lâarrivée du gouverneur de Vaudreuil, Bigot et ses amis nâavaient plus les coudées aussi franches. Jâignorais ce quâil avait fait, mais il me semblait bien que lâintendant et sa bande avaient perdu du pouvoir tant se multiplièrent les rencontres où les visages longs et préoccupés faisaient contraste avec les sourires dâavant lâarrivée du nouveau gouverneur. Puis je découvris, en voyant fleurir de nouveau le sourire sur leur visage, quâils avaient créé une société assurant le transport des vivres pour lâarmée. Je mis bien du temps à savoir qui en faisait partie. Il y avait, bien sûr, Bigot lui-même, mais je finis par savoir que Péan, Bréard et Varin étaient du groupe, avec Estèbe et un certain Lamaletie qui se mit à paraître plus fréquemment au palais.
Au jour le jour, je notais les allées et venues de ces tristes sires. Ce fut ainsi que jâécrivis dans mon journal: «Aujourdâhui, Varin est venu. Câest Péan lui-même qui
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