Le mouton noir
recommencé à fonctionner, par ordre de lâintendant. Pour rendre les choses encore pires, toujours sous le couvert de la guerre, Bigot fit rationner le pain dans les boulangeries. Justine mâarriva un beau matin en disant:
â Jâai appris que nous ne pourrons plus manger que deux onces de pain par jour!
â Nous allons crever de faim!
â Lâintendant a fait afficher lâordonnance à la porte de lâéglise. Mais il y a encore pire: sais-tu qui est le seul à avoir le droit de recueillir le blé des récoltes, réservé exclusivement à lâarmée?
â Sans doute Cadet.
â Oui! Lui et lui seul!
â Dans ce cas, dis-je, je vais te demander un service.
â Quoi donc?
â Tu vas tâinformer auprès des habitants combien ils ont obtenu pour un minot de blé.
Elle me revint bientôt avec la réponse.
â Ils mâont tous assuré quâils nâont touché que six livres.
Quelques jours plus tard, le minot de blé se vendait vingt-quatre livres. Justine retourna voir les vendeurs de blé et leur fit signer une attestation écrite de ma main, comme quoi, pour leur blé, ils nâavaient obtenu que six livres le minot. Elle en fit autant auprès des acheteurs qui affirmèrent avoir payé leur blé vingt-quatre livres le minot. Toutes ces attestations se retrouvèrent au fond de mon coffre.
La guerre et les misères du peuple nâempêchaient pas Bigot de donner des bals qui se terminaient par des orgies. Tout le gratin de Québec y était convié. Bigot jouait au lansquenet où il perdait régulièrement et engloutissait en une seule soirée jusquâà mille cinq cents louis.
Ce fut vers cette époque, alors que la population avait tellement besoin de nourriture, que des navires ravitailleurs accostèrent au port. Lâintendant envoya ses hommes inspecter la cargaison. Huberdeau, qui avait suivi la manÅuvre, me dit:
â Ils prétendent que la nourriture est avariée. Crois-moi, jâai trop vu de navires livrer des marchandises ici pour savoir que ces denrées sont en très bon état.
â Jâimagine que la cargaison va être détruite.
â Penses-tu? Lâintendant va leur en offrir un prix ridicule⦠Et tu me diras si jâai raison, mais je mettrais ma main au feu que dès que les navires vont être retournés en France, toutes ces marchandises vont apparaître sur le marché.
Huberdeau, une fois de plus, avait raison. Ces denrées rachetées par Bigot furent vendues sept fois le prix quâil les avait payées.
Bigot savait que les Anglais étaient en route pour attaquer Québec. Un jour, je fus témoin dâune de ses discussions, en plein corridor du palais, avec un émissaire venu au nom du général Montcalm réclamer des voitures afin de transporter des matériaux devant servir aux fortifications.
â Mon bon ami, où voulez-vous que je trouve ces voitures? Les habitants qui en ont ne veulent pas les prêter. Les gens ne quittent plus leur demeure.
â Vous êtes lâintendant. Câest à vous de voir à ce genre de fournitures.
â Toutes celles dont nous disposons au nom du roi sont employées aux travaux de défense de la ville.
Ce quâil appelait des «travaux de défense» consistait à faire transporter divers matériaux afin de constituer des abris pour ses amis, et plus particulièrement pour madame Péan, à qui il fit construire une casemate résistant aux bombes.
Nous étions dans la misère. Les nouvelles de la guerre sâavéraient de jour en jour plus mauvaises. Des palissades furent érigées un peu partout pour fermer la ville et des batteries de canons installées à tous les points quâon jugeait névralgiques. Les Anglais remontaient le fleuve vers Québec, brûlant villages et récoltes sur leur passage. Leurs navires apparurent devant Québec au début de juillet de cette année 1759.
Lâintendant avait quitté Québec pour se réfugier au quartier général de lâarmée, à Beauport. Le secrétaire Deschenaux lây accompagna, mais je refusai de les suivre. à compter du 12 juillet, les Anglais se mirent à bombarder la ville à lâaide de bombes, de boulets et de pots à feu.
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